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Si Assange s’appelait Navalny

jeudi 28 octobre 2021 par Serge Halimi & Pierre Rimbert

Le gouvernement des États-Unis ayant fait appel d’une décision judiciaire britannique qui, en janvier dernier, a refusé l’extradition de Julian Assange vers une prison américaine où il risque plusieurs dizaines d’années de détention, les juges britanniques doivent ces jours-ci confirmer leur décision. S’ils le font, Assange ne pourra plus être extradé… sauf en cas de nouveau mandat d’arrêt américain. Depuis près de dix ans, le lanceur d’alerte australien qui, avec Wikileaks, a rendu des services inestimables à l’information des citoyens sur les turpitudes de leurs gouvernements, est pourchassé et persécuté par plusieurs États, en particulier le plus puissant de tous. La CIA a même concocté des plans pour le tuer. Pourtant, au lieu de soutenir Assange, comme elle le ferait s’il était opposant au pouvoir russe ou au pouvoir chinois, la presse occidentale ne cesse de manifester ses préventions contre lui.

Si Assange s’appelait Navalny

En mars 2017, M. Julian Assange achève sa cinquième année de réclusion dans l’ambassade d’Équateur à Londres. Les dirigeants de la Central Intelligence Agency (CIA) sont résolus à s’emparer de lui et envisagent de le tuer : WikiLeaks, que M. Assange a cofondé, vient de révéler quels outils la CIA utilise pour espionner les appareils électroniques. La fuite est décisive. Les dirigeants de l’agence songent d’abord à l’enlèvement du coupable.

Mais violer l’intégrité de l’ambassade équatorienne pour se saisir d’un citoyen australien réfugié à Londres serait diplomatiquement délicat. Puis ils se persuadent que M. Assange s’apprête à fuir en Russie, avec la complicité de l’Équateur et du Kremlin. Ils élaborent alors des plans encore plus rocambolesques :

  • « Des affrontements armés avec des agents du Kremlin dans les rues de Londres, un carambolage avec un véhicule diplomatique russe transportant Assange afin de s’en saisir, des tirs sur les roues d’un avion russe le transportant afin d’empêcher l’engin de décoller pour Moscou. (…) L’une des hypothèses prévoyait même qu’Assange tenterait de s’enfuir dans un chariot à linge. »
    En définitive, l’opposition de la Maison Blanche à une opération juridiquement bancale aurait eu raison de ces projets.

Tous ces éléments, un long article mis en ligne le 26 septembre dernier par une équipe de journalistes de Yahoo News les détaille grâce à des entretiens avec une trentaine de fonctionnaires des agences de sécurité américaines [1].
M. Michael Pompeo, alors directeur de la CIA, n’avait pas caché son jeu en avril 2017 :

  • « WikiLeaks est un service de renseignement hostile aux États-Unis, souvent encouragé par la Russie. (…) Nous ne permettrons plus aux collègues d’Assange de recourir à la liberté d’expression pour nous écraser avec des secrets volés. Nous allons devenir une agence beaucoup plus méchante. Et dépêcher nos agents les plus féroces dans les endroits les plus dangereux pour les écraser. »

L’enquête de Yahoo News allait forcément susciter des reprises médiatiques : éditoriaux indignés invoquant le-droit-d’informer, la-démocratie-en-danger, l’« illibéralisme » qui monte, le-ventre-encore-fécond, etc. D’autant que l’enquêteur principal, Michael Isikoff, était insoupçonnable d’antiaméricanisme ou de sympathie pour Moscou : en mars 2018 il avait publié un livre titré « Roulette russe : L’histoire secrète de la guerre de Poutine contre l’Amérique ».

Eh bien, en dépit de cela, deux semaines après les révélations de Yahoo News, ni le Wall Street Journal, ni le Washington Post, ni le New York Times n’y ont consacré une ligne [2].
Pas davantage Le Monde, Le Figaro, Libération, Les Échos, l’Agence France-Presse. Certes, l’information a été signalée en ligne par le Guardian, Courrier international, Le Point, Mediapart, CNews, mais souvent sans insister.
Autant dire que presque personne ne l’a remarquée. L’agence Bloomberg expédia la chose en vingt-huit mots.

Souvenons-nous à présent de la déflagration internationale que provoqua la tentative d’assassinat de l’avocat Alexeï Navalny [3]. Un autre opposant courageux au pouvoir, un autre lanceur d’alerte que l’État menace et persécute.
Mais détenu, lui, dans une geôle russe plutôt que dans une prison londonienne.

Le traitement médiatique différencié des deux héros illustre assez bien la souplesse des notions de « droits humains » et de « liberté de la presse » agitées en toutes circonstances par les médias occidentaux. Car tout se passe comme si son opposition au président Vladimir Poutine avait rendu M. Navalny plus « humain » que M. Assange, dissident lui aussi, mais du « monde libre ».

Dans leur ouvrage classique La Fabrication du consentement [4], Noam Chomsky et Edward Herman ont établi en 1988 qu’« un système de propagande » présente différemment les « victimes d’exactions dans un pays ennemi » et celles « auxquelles son propre gouvernement ou celui d’un État client inflige un sort identique ».

Ils en voulaient pour preuve la disproportion extravagante de traitement entre deux meurtres d’ecclésiastiques commis presque à la même époque par des policiers ou par des groupes paramilitaires : l’assassinat de l’archevêque salvadorien Oscar Romero en mars 1980, celui du prêtre polonais Jerzy Popieluszko en octobre 1984, l’un et l’autre connus pour leur opposition au pouvoir.

À l’issue d’une étude exhaustive des principaux titres de la presse américaine, Chomsky et Herman avaient conclu qu’« une victime comme Popieluszko valait entre 137 et 179 fois celle d’un État client des États-Unis ». À l’époque — mais chacun l’a sans doute compris —, la Pologne était située dans l’orbite soviétique, c’est-à-dire dans l’« empire du Mal ».

L’écart est moins caricatural dans le cas qui nous occupe. Depuis qu’il s’est réfugié à l’ambassade d’Équateur le 19 juin 2012, M. Assange a été cité dans 225 articles du Monde, selon les archives du quotidien. Au cours de la même période, M. Navalny apparaît dans 419 textes.

Mais, au-delà des chiffres, les deux opposants se voient appliquer une grille d’analyse distincte.
Ainsi, trois des cinq éditoriaux du Monde consacrés au hackeur australien insistent sur la « trajectoire ambivalente de Julian Assange », titre de l’éditorial du 15 avril 2019 paru au surlendemain de son arrestation à Londres par les services britanniques : « Avant d’évoquer le sort des “lanceurs d’alerte” en lutte contre les secrets d’État, il faut préciser deux évidences. Premièrement, Julian Assange est un justiciable comme les autres. (…) Deuxièmement, Julian Assange n’est pas un ami des droits de l’homme. »
Et pourquoi pas ?
« Le militant antiaméricain s’attaque aux secrets des pays démocratiques, et rarement à ceux de pays totalitaires. » En somme, il devrait cibler plus souvent la onzième puissance mondiale et épargner davantage la première.

On retrouve cette idée dans un éditorial paru un an plus tard, le 26 février 2020. Certes, « Julian Assange ne doit pas être extradé aux États-Unis », estime le quotidien, mais il « ne s’est comporté ni en défenseur des droits de l’homme ni en citoyen respectueux de la justice. (…) Prompt à s’attaquer aux secrets des pays démocratiques, il s’est montré moins empressé à l’égard des pays autoritaires ». Le Wall Street Journal, qui, lui, a revendiqué de longue date son « deux poids, deux mesures » pro-occidental, avait formulé une critique identique : « M. Assange n’a jamais été un héros de la transparence ou du sens de la responsabilité démocratique. Ses cibles semblent toujours être des institutions ou des États démocratiques, jamais leurs équivalents autoritaires » (12 avril 2019).

Le soutien accordé à M. Navalny est en revanche sans réserve. Aucun des cinq éditoriaux du Monde qui lui sont consacrés (sur treize qui comportent son nom) n’insiste sur sa « trajectoire ambivalente » ou sur son statut de « justiciable comme les autres ».
Pourtant, son militantisme dans une organisation nationaliste, sa participation aux manifestations xénophobes des « marches russes », ses propos racistes visant des migrants caucasiens et d’Asie centrale lui ont valu de perdre le statut de « prisonnier d’opinion » attribué par Amnesty International « en raison de préoccupations concernant des déclarations discriminatoires qu’il a faites en 2007 et 2008 et qui pourraient constituer une apologie de la haine » (ce statut lui a finalement été rendu par l’organisation en mai dernier après l’utilisation cynique de ce retrait par les autorités russes).

Sitôt qu’il est question de l’« avocat-blogueur, pourfendeur de la corruption d’État, (…) en passe de devenir l’opposant numéro un à Vladimir Poutine », la sévérité réservée à M. Assange se dissout.
Au point que M. Navalny rayonne en dernière page du Monde comme un maître moderne des réseaux sociaux (16 juin 2017). Et même comme un confrère : « Le journalisme d’investigation qu’il menait dénonce l’univers de la corruption avec une efficacité redoutable, à travers des vidéos très regardées en ligne » (22 août 2020).

Et le même quotidien de consacrer à l’opposant russe une partie de sa « une », un éditorial, un article louangeur, le tout accompagné d’une tribune de M. Navalny pourfendant le dirigeant du Kremlin, « chef moral des corrompus ». Le journal exhortera d’ailleurs les gouvernements européens à « bannir toute complaisance à l’égard de M. Poutine » (15 janvier 2021).

Schéma identique dans la chronique « Géopolitique » de France Inter. Lorsqu’il évoque M. Assange, Pierre Haski dénonce les poursuites américaines qui le visent et prend parti contre son extradition. Mais Haski rappelle aux auditeurs la « part d’ombre, tant personnelle que politique », d’un « personnage devenu sulfureux ».
Les huit chroniques qu’il consacre à M. Navalny entre le 1er janvier 2018 et le 21 octobre 2021 (contre deux à M. Assange) ne manifestent aucune réserve de cet ordre. Elles mettent en avant le courage et la combativité de l’opposant russe — deux qualités incontestables, mais dont le fondateur de WikiLeaks ne paraît pas non plus dépourvu.

  • « Le drame de Julian Assange, résumait en 2019 le journaliste Jack Dion, c’est d’être australien et non pas russe. S’il avait été poursuivi par le Kremlin, (…) les gouvernements se disputeraient l’honneur de lui offrir le droit d’asile. Son visage serait affiché sur la façade de l’hôtel de ville de Paris, et Anne Hidalgo mettrait la tour Eiffel en berne jusqu’au jour de sa libération [5]. »

Les journalistes occidentaux avaient adoré le hackeur australien, désigné « personnalité de l’année » 2010 par le magazine Time, qui leur livrait de nombreux scoops dans un climat géopolitique plus apaisé. Ils le pourfendent depuis que WikiLeaks a publié en 2016 des courriers électroniques du Parti démocrate que la CIA attribue à un piratage russe.
« Quand Assange s’exprime, est-ce Poutine qui parle ? », titra par exemple, le 2 septembre 2016, l’édition internationale du New York Times. Mais, quand le pouvoir russe imposa le label infamant d’« agents étrangers » à nombre d’organisations non gouvernementales (ONG), la presse occidentale se montra légitimement indignée par ce type d’amalgame.

L’administration de M. Joseph Biden n’ayant pas renoncé à sa demande d’extradition pour espionnage, M. Assange reste en prison.
À supposer que la requête américaine soit refusée, on connaît déjà quelques-uns des plans d’assassinat qui traînent dans les cartons de la CIA.

Le mois dernier, un courageux journaliste russe a reçu le prix Nobel de la paix pour avoir défendu une liberté d’expression menacée.
L’an prochain, Assange ?


Voir en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2...


[1Zach Dorfman, Sean D. Naylor et Michael Isikoff, « Kidnapping, assassination and a London shoot-out : Inside the CIA’s secret war plans against WikiLeaks », Yahoo News, 26 septembre 2021.

[2John McEvoy, « Deathly silence : Journalists who mocked Assange have nothing to say about CIA plans to kill him », Fairness & Accuracy In Reporting (FAIR), New York, 8 octobre 2021.

[3Lire Hélène Richard, « Alexeï Navalny, prophète en son pays ? », Le Monde diplomatique, mars 2021.

[4Noam Chomsky et Edward Herman, La Fabrication du consentement, Agone, Marseille, 2008.

[5Jack Dion, « Ah ! Si Julian Assange avait été russe... », Marianne, Paris, 19-26 avril 2019.

   

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