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« Qu’ils soient musulmans ou chrétiens, tous les intégrismes s’accordent à condamner Darwin »

dimanche 5 février 2023 par Esteban Evrard

Le 11 janvier dernier, l’IFOP publiait une enquête sur le rapport des jeunes à la science. Si seul un jeune sur trois (33 %) estime aujourd’hui que « la science apporte à l’homme plus de bien que de mal », ils sont par exemple 27 % à estimer que « les êtres humains ne sont pas le fruit d’une longue évolution d’autres espèces (…), mais ont été créés par une force spirituelle ». Et cette contestation de la théorie de l’évolution s’avère particulièrement forte chez les sondés se disant « religieux » (60 %).
Patrick Tort a accepté de répondre à quelques questions concernant cette enquête.

D’abord, comment expliquez-vous la recrudescence de la méfiance envers la science de manière générale ?

D’abord par ce que je nommerai la fracture d’Hiroshima. La science, qui depuis l’époque des Lumières européennes était parvenue à imposer l’idée que ses progrès s’accompagnent nécessairement d’un bonheur accru et d’une émancipation humaine face aux anciennes oppressions fondées sur les dogmes religieux, apporte la preuve manifeste que non seulement ses applications peuvent être mortelles, mais qu’elles peuvent l’être intentionnellement.

La bombe d’Hiroshima fut la démonstration d’un pouvoir de destruction massive instantanée détenue par une arme « secrète » assurant la victoire de ses détenteurs au sein d’un conflit stratégique entre impérialismes. Elle consacrait symboliquement l’évidence d’une suprématie temporaire dont la logique évolutive ne pouvait plus être que la course aux armements en vue d’une paix garantie par la terreur, et qui ne devait plus rien désormais à une éthique positive comparable à celle des Lumières.

La science libératrice devenait, du fait de son exploitation applicative par les dynamiques de rivalité guerrière, un instrument d’anéantissement et un congé donné à la morale.

Aujourd’hui, l’hyper-développement des technosciences dans la guerre économique et commerciale entre les nations capitalistes poursuit ce mouvement de « dé-moralisation » soldé par une destruction accélérée des conditions de la vie sur terre.

Or ce n’est pas la science qui est en elle-même responsable de la désaffection dont elle est, par contamination immédiate, la victime. C’est son usage politique et technique au service de la logique concurrentialiste et éliminationniste d’un système économique fondé sur l’élargissement perpétuel des profits et le dogme corrélé d’une croissance sans limites, dont la critique continue d’être étouffée en dépit de l’évidence de ses conclusions [1].

Plus particulièrement, 27 % des jeunes semblent contester la science de l’évolution. En 1997 vous ouvriez un congrès pour prévenir cela. Quelle était votre analyse à l’époque et a-t-elle évolué aujourd’hui ?

Le « créationnisme » — c’est-à-dire le dogme de la création instantanée et distincte de toutes les catégories d’êtres, et spécialement des êtres vivants, par une puissance surnaturelle — a d’abord été le fait de toutes les Églises monothéistes.

Le succès scientifique de la théorie darwinienne a déterminé, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, un repli argumentatif tactique des théologiens chrétiens sur des positions (dont le type est la doctrine de Teilhard de Chardin) d’accommodation partielle avec les positivités de la science, reconnaissant le fait de l’évolution des organismes, mais réintroduisant la transcendance du « spirituel » au niveau de la conscience humaine et de sa destinée providentielle (Jean-Paul II en 1996).

La science transformiste, dans le sillage de Darwin, a néanmoins poursuivi son chemin en montrant qu’il existait de même une histoire naturelle de la conscience appuyée sur la mise en évidence de l’intelligence animale et sur l’exploration des mécanismes physiologiques de la pensée et des émotions. La conscience désormais ne pouvait plus apparaître comme un privilège humain, et la défaite objective des dogmes religieux devenait alors difficilement dissimulable.

Dès lors, le « créationnisme » moderne — dans sa version « dure » de retour à la croyance en la littéralité du dogme biblique de la Genèse, ou dans sa version adaptée et opportuniste dite « scientifique » — a entamé aux États-Unis une lutte idéologique fortement subventionnée dont la mission était de discréditer la théorie de l’évolution du vivant dans ses fondements objectifs actuels.

Pourquoi aux États-Unis ? Nul ne peut ignorer aujourd’hui que la fondation de ce pays s’est accomplie au prix d’une conquête territoriale sanglante et d’une vaste extermination des populations amérindiennes.

Les acteurs de cette implantation violente étaient pour beaucoup des ressortissants européens indésirables dans leur pays d’origine, et dont le niveau de moralité, suivant Darwin lui-même, était généralement très bas : les nations européennes transformaient ainsi des délinquants exilés en pionniers qui ne pouvaient cependant être abandonnés à eux-mêmes. D’où la nécessité d’assurer leur encadrement par une autorité morale compensatoire qui fut celle des ministres du Culte.

D’où l’importance spirituelle et temporelle du pasteur dans la société américaine, depuis les premiers âges, pour assurer la coexistence tensionnelle de pratiques sociales condamnables (esclavage, ségrégation raciale, coercition violente exercée envers les ouvriers, ingénierie de la manipulation de l’opinion) et d’une soumission formelle à l’autorité religieuse et morale en tant que force politique assurant une paix sociale relative à l’intérieur du groupe dominant (blanc et protestant).

J’ai plusieurs fois expliqué ailleurs que cette schize (Coupure, disjonction.NDLR) objective ne devait pas être pensée comme une contradiction, mais comme une compensation.
Pour avancer, une nation fondée par des repris de justice guidés par des pasteurs a besoin de ses deux jambes. Face aux pratiques économiques et sociales moralement répréhensibles du système libéral, l’aliénation religieuse et le puritanisme éthique constituent cette « seconde jambe de l’Amérique » dont j’ai eu récemment l’occasion de poursuivre l’analyse [2].

C’est ainsi que l’explosion scientifique et technique s’est accompagnée aux États-Unis d’une radicalisation apparemment adverse des contestations religieuses de la science, et en particulier du darwinisme, dont le propre est à la fois d’y avoir été réduit idéologiquement à sa déformation spencérienne et « darwiniste sociale » par les partisans d’un libéralisme intégriste (naturalisation de la loi du plus fort), et d’avoir produit, comme je l’ai souvent expliqué, une théorie matérialiste de l’émergence de la morale dont les pouvoirs spirituels réactionnaires ne pouvaient s’accommoder.

Nous avons clairement ressenti, en France et en Europe, mais beaucoup plus encore dans les pays dits « en développement », l’influence de cette structure bicéphale de l’idéologie américaine, exportée notamment, sous forme dissociée et pseudo-conflictuelle, à travers les oppositions spectacularisées entre le réductionnisme sociobiologique et le spiritualisme militant des Églises évangéliques et du courant « New Age ».

La situation aujourd’hui est structurellement la même qu’en 1997, simplement aggravée par la mondialisation, les réseaux sociaux et l’accentuation de la panique environnementale. Qu’ils soient musulmans (Harun Yahya) ou chrétiens (fondation Templeton), tous les intégrismes s’accordent à condamner Darwin, au prix de fraudes ou de déformations souvent grotesques de la réalité — notamment dans le champ paléontologique. Mais leur succès n’est jamais que conjoncturel et corrélé à des situations de malaise aigu au sein des sociétés.

Plus généralement, peut-on lier cette situation à une méfiance globale envers les institutions ?

Cette situation est en réalité corrélative d’une crise profonde de la vérité en politique.

Lorsque Ronald Reagan soutient aux USA les fondamentalistes protestants et leur doctrine du « traitement équilibré », au sein de l’enseignement, entre la théorie de l’évolution et le créationnisme biblique, il le fait au nom du libéralisme, estimant que la connaissance objective doit être soumise, comme la politique, à la liberté d’opinion.

En d’autres termes, en vertu de cette absurdité, il était possible dans ce pays de voter pour ou contre la chute des corps, et de continuer ainsi à faire marcher l’Amérique sur ses deux jambes.

Faire d’une positivité scientifique établie et acceptée par la communauté scientifique internationale une matière d’opinion est la manipulation qui constituera le socle des « vérités alternatives » de Trump.

C’est une perversion analogue — et en l’occurrence inconsciemment élitiste — du rapport à la vérité qui a poussé Chomsky à défendre les négationnistes au nom d’un droit indivisible à la liberté d’expression qui revient à proclamer que du point de vue de leur énonciation publique, toutes les opinions ont les mêmes droits auprès d’un public que rien par ailleurs n’a exercé à distinguer le mensonge de la vérité. Chomsky l’intellectuel conservera ainsi son privilège de ne pas croire au mensonge négationniste, abandonnant ainsi le non-savant à son destin de dupe.

Dans une telle situation de brouillage idéologique et de manipulation quotidienne de l’information (qu’elle soit politico-institutionnelle ou commerciale), la méfiance est une réaction qui peut ou bien être salvatrice (si elle est méthodologiquement et culturellement instruite), ou bien verser dans la pathologie (si elle est réactionnelle, compulsive et systématique, comme dans diverses convictions complotistes contemporaines).

S’il n’y a certainement pas de « solution miracle », comment pouvons-nous, selon vous, contrecarrer cette baisse de la culture scientifique ?

Il s’agit moins de « baisse de la culture scientifique » que de modalités discutables d’accès du public aux contenus des sciences elles-mêmes.

Jamais « la science » n’a été plus répandue dans tous les médias, à travers une « vulgarisation » qui privilégie, sous couvert d’actualité, la « valeur-spectacle » de l’information sur la recherche. Des médiateurs journalistes dont l’audience dépend du « sensationnel » ont pris la place des acteurs de la connaissance objective pour rendre la science « attractive » en lui accolant ce qui la dénature : le vertige métaphysique ou le « réenchantement du monde », ou encore le fantasme futuriste de ses applications extrêmes.

L’information scientifique a suivi la loi du marketing et de la promotion de pseudo-nouveautés aussi éphémères que l’intérêt qu’on leur porte, lui-même fonction du profit qui en est escompté.

L’explication scientifique élargie doit devenir le fait des scientifiques eux-mêmes remplaçant la légende construite autour de leur activité par l’exposé lucide de leurs avancées, de leurs difficultés, de leurs contraintes et de leurs doutes.

Le quantum de rationalité et d’activité scientifique (et donc de capital) investi dans le perfectionnement des armes de destruction est infiniment supérieur à celui consacré à la régénération des milieux de vie, justifiant que le public oppose aujourd’hui une science de vie à une science de mort en ayant le sentiment, fortement motivé par l’actualité, que la seconde l’a d’ores et déjà emporté dans un monde en proie aux effets catastrophiques des ruptures additionnées de ses équilibres les plus profonds — indissociablement climatiques, écologiques et civilisationnels.

Dès les années 1970, la puissance critique de la science écologique par rapport à la logique de croissance infinie du système capitaliste a conduit les économistes libéraux à favoriser, faute de mieux, la constitution de partis écologistes, afin de transformer une fois encore, suivant la tactique américaine, une positivité scientifique en une simple matière d’opinion. L’écologie scientifique contemporaine, qui ne se confond nullement avec les partis qui prétendent la représenter et qui n’ont en réalité servi qu’au désamorçage de sa capacité subversive, doit aujourd’hui retrouver tout son pouvoir critique en intégrant les données des sciences sociales.

Enfin, une révolution culturelle de la politique devra réinstruire au sein des classes exploitées les réflexes d’analyse que le système de la fabrication des consensus a anesthésiés depuis que les technologues américains de l’opinion publique (Lippmann, Bernays, etc.) ont découvert et mis en recettes les mécanismes de ce que l’on nomme aujourd’hui la « communication ».

Ces formes modernes de l’aliénation jouant sur le désir, le fantasme et la récompense symbolique ont contribué d’une manière décisive à convaincre leurs cibles humaines qu’elles n’obéissent qu’à leur liberté en choisissant d’adhérer à ce qui les asservit.

La réinstruction d’une liberté concrète en politique ne s’effectuera, contre l’action puissante et continue des grands appareils d’influence, qu’au prix d’un long et difficile travail de démystification, dans un contexte où l’extrême droite, jouant depuis des décennies sur la lassitude des perpétuels mystifiés de la politique et de la crise, est parvenue à s’emparer des affects et du vocabulaire revendicatif qui caractérisaient naguère le peuple des travailleurs, celui-là même auquel la science, trop longtemps, a été refusée.

Ce que j’ai construit à l’enseigne de l’Analyse des complexes discursifs [3] est la discipline d’études qui, s’ordonnant autour de la distinction perpétuellement affinée de la science et de l’idéologie, affirme comme son objectif principal cette désaliénation/réinstruction de la conscience mystifiée qui n’aurait jamais dû cesser d’être l’âme de la lutte intellectuelle d’une gauche sincèrement engagée dans la voie de l’émancipation révolutionnaire.

Photo : Un Français sur 10 pense que la Terre est plate !


Voir en ligne : https://www.lavantgarde.fr/patrick-...


[1P. Tort, L’Intelligence des limites. Essai sur le concept d’hypertélie. Paris, Gruppen, 2019

[2(P. Tort, Du Totalitarisme en Amérique. Comment les États-Unis ont instruit le nazisme. http://ancommunistes.org/spip.php?article4446)

[3(P. Tort, Qu’est-ce que le matérialisme ? [Introduction à l’analyse des complexes discursifs], Paris, Belin, 2016)

   

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