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"Le vieux, le neuf et le Panthéon", par Régis Debray

"C’est parce que nous avons rapetissé qu’il importe de chanter la grandeur nationale."

samedi 28 novembre 2020 par Régis Debray

"À une génération qui ne sait à quel avenir se vouer et n’a pas l’expérience de l’histoire, comme à un pays qui en est sorti, le théâtre de la mémoire est un pansement indispensable", écrit Régis Debray, dans ce long et remarquable texte au sujet des hommages rendus à Maurice Genevoix et Daniel Cordier que nous vous proposons pour ce week-end...

Le théâtre de la mémoire, un pansement indispensable

En 1964, c’est un camarade de combat, Malraux, qui préside à l’entrée de Jean Moulin dans notre cathédrale laïque, en présence de leur chef à tous deux, en grand uniforme. Les « frères dans l’Ordre de la nuit » s’interpellent l’un l’autre. En 2020, le commémorant n’est plus du même monde ni de la même famille que les commémorés – chronologie oblige. Un jeune gagnant à la peau lisse qui n’a jamais tiré un coup de fusil célébrant, à travers un lieutenant blessé qui a frôlé la mort, la génération du feu, cela peut déconcerter. Le même et brillant exemple de réussite sociale qui n’a jamais pris le moindre risque dans son existence célébrera demain le héros d’une aventure très incertaine, la France libre.

C’est parce que nous avons rapetissé qu’il importe de chanter la grandeur nationale

Les grincheux auraient tort de froncer le sourcil. Le quoique, comme toujours, est un parce que. C’est parce que l’écrivain combattant a déserté le paysage, comme l’affiche de mobilisation et le son du canon – c’est parce que nous avons quitté l’orbite de la guerre – d’une guerre où une journée à mille morts était une bonne journée – que nous avons besoin, comme dit Antoine Perraud, de "vampiriser le passé faute de futur".

C’est parce que nous avons rapetissé qu’il importe de chanter la grandeur nationale. Cela n’est pas un subterfuge, mais un réflexe. Cela n’est pas une diversion, mais un ressourcement. À une génération qui ne sait à quel avenir se vouer et n’a pas l’expérience de l’histoire, comme à un pays qui en est sorti, le théâtre de la mémoire est un pansement indispensable.

N’imputons pas cette passion commémorative à un gouvernement dans une passe difficile. Sans doute le quinquennat actuel est-il plus adonné à la fièvre mémorielle que ses prédécesseurs, pour des raisons qui vont de soi. Le « macronisme » était au départ une ambition, non une pensée. Un coup d’audace, précédé d’aucun héritage ni testament.

Une fois arrivé aux affaires, force est bien, puisque nous sommes en France, où les idées gardent un peu de lustre, de se forger une doctrine – un devoir de bricolage ingrat pour des managers et des DRH rassemblés au petit hasard. À quoi bon se torturer les méninges avec des colloques, des think tanks et des week-ends de réflexion. Il y a des anniversaires, des Commissions et des Missions idoines et des normaliens sachant écrire.

« Nous n’avons plus prise sur grand-chose, l’époque est fade et l’horizon bien triste, mais il y a des centenaires, des cinquantenaires et des dixièmaires. Le passé sera notre pensée. Nous ne réfléchirons pas, nous nous souviendrons. Nous ne chercherons pas des idées, nous ferons des images. Et puisqu’un populo inculte nous cherche noise, nous irons dans les sépultures ressusciter de grands hommes, nous ferons donner les grandes orgues et ce sera chapeau bas pour tout le monde ».

Laissons l’anecdote aux profs de Sciences Po et tournons-nous vers un phénomène de civilisation, qui va profond et vient de loin.

Après la tragédie, la pantomime

Le bipède vertébré, étrange mammifère, a pour singularité, qui le distingue de son cousin bonobo, d’enterrer ses morts et de vouloir s’en souvenir. C’est pourquoi un seul mot en grec, séma, désigne la tombe et le signe. Sépulture et sémaphore sont synonymes. Ce singulier animal qui contrairement aux autres doit, pour vivre pleinement son présent, s’inscrire dans un lignage, descendre d’un plus vernis que soi.

D’où nos statues et bustes, stations de métro et noms de rue. « Le monde est vide depuis les Romains » – à nous de la remplir et chacun sait que les révolutionnaires sont d’infatigables archéologues, nostalgiques par essence et en définitive inconsolables de ne pouvoir rattraper le temps perdu. « Aux grands hommes la gauche reconnaissante ». La fréquentation du Panthéon, depuis 1789, lui est consubstantielle.

Mais gauche ou droite, c’est un fait attesté : quand on n’a pas idée des commencements, on perd le sens des fins que l’on poursuit. Mais comme les options sur le futur changent d’une époque à l’autre, il y a du remue-ménage dans nos cryptes de légende. Jean Monnet doit sa panthéonisation au moment européiste, Jean Zay au moment social libéral, Simone Veil au moment féministe.
Et Pierre Nora, à propos du Bicentenaire de 1989, a pu noter, fort justement, que « le fait de commémorer la Révolution était plus important que la Révolution que l’on commémorait ». Le passé dit beaucoup sur le présent, ses manques et ses vœux. Et c’est quand l’histoire se tait qu’il faut la faire parler. Après la tragédie, la pantomime.

***

L’entrée de Genevoix au Panthéon est passée à peu près inaperçue (le confinement n’arrangeait rien). C’est une injustice. D’abord, parce qu’avec un luxe inouï de moyens, spectaculaires et stéréophoniques, il fut conçu par des professionnels de l’événementiel pour en mettre plein la vue. Si ce « Sons et Lumières » mérite de faire date, c’est pour avoir poussé à l’extrême la part de plus en plus décroissante de l’énoncé par rapport au montré et officialisé le passage de la graphosphère à la vidéosphère de nos machines à remonter le temps.

Disons : l’entrée du mémoriel dans le continent Arts et spectacles. Pierre Nora date des années 80 le basculement « d’une conscience nationale unitaire à une conscience de soi de type patrimonial » (1980 fut « l’année du patrimoine » à l’initiative de Giscard).

Dans « l’ère de la commémoration », le discours cède la place à l’imagerie. De quoi se souvient-on, quand on évoque le Panthéon de 1965 – fin de la graphosphère ? Du thrène épique de Malraux « entre ici Jean Moulin ». Le moment fort, ce furent des mots. En 2020, ce furent des hologrammes et des photos d’époque colorisées projetées sur la façade de « l’École normale des morts », et une chorégraphie de figurants sur le parvis. Sans performance, pas d’ambiance. Il faut accrocher la jeunesse, qui ne s’identifie plus par ses lectures mais par la musique et les écrans.

D’où l’œuvre musicale commandée à un musicien français, et la plastique commandée à un artiste allemand. C’est ce qui fera l’événement. Le numérique et la Covid inaugurent la communion civique en distanciel, froide, dématérialisée, dans un site dépeuplé, au moment où l’enseignement lui aussi s’immatérialise et se congèle. On pourra désormais en être sans y être, communier sans se déplacer.

Maurice Genevoix face à Ernest Jünger

Les Parques cruelles n’ont pas voulu que la fille de Genevoix, Sylvie, et son mari, Bernard Maris, les artisans de cette élévation tardive, soient là pour voir, et s’en réjouir. Il se trouve que Bernard Maris, qui présidait l’Association « Je me souviens de ceux de 14 », a, dans un remarquable ouvrage, L’homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernest Jünger, mis en relief le propre de Genevoix par rapport à son confrère et adversaire.
Il oppose l’art français de la guerre à l’art du seigneur épris de surhumain, ivre de technique et sans pitié. « La guerre de Jünger est celle de la force ; celle de Genevoix, de la force et de la compassion… La guerre de l’un fait aimer la mort et la violence ; celle du Français lui fait aimer les humains et la vie ».
On ne dira pas que l’un est meilleur que l’autre, mais qu’un guerrier sui generis eut mérité quelque réflexion.

Tous les héros sont gris, vus de loin, mais non gris-vert car ils ne se ressemblent pas. Après avoir fait le tour des pays européens, le génial Elie Faure à la recherche de l’histoire spirituelle propre à chacun d’eux, en a fait en 1932 un tableau comparatif intitulé Découverte de l’archipel.

Il caractérisait la France par « la qualité de sa réaction éthique contre son anarchie ethnique ». À preuve Genevoix, qui extrait du sang et de la boue des Éparges une éthique à taille humaine. Côté Allemagne, note Élie Faure, « la force est une, et veut vivre et se manifester, avec un esprit d’obéissance et de hiérarchie ». À preuve le lansquenet aristocratique Jünger.
Genevoix est un moraliste, version humaniste, Jünger un mystique, version panthéiste. Goûter, c’est comparer.

Il est dommage que la bienséance européiste oblige nos malheureux représentants à sacrifier les contrastes d’un archipel européen, qui n’entament pas mais enrichissent une culture commune, à des vues bénisseuses et bienséantes qui, pour ne fâcher personne, finissent par ennuyer tout le monde.

Le rappel des morts à la vie se modifie avec chaque médiasphère, comme le mode d’existence et d’insistance du passé dans le présent. Le révolu ne disparaît pas dans le tohu-bohu, il renaît autrement, et on pourrait ranger sous la rubrique « effet jogging » le phénomène « vase communicant » bien illustré par le passage « de la conscience nationale à la conscience patrimoniale » (Nora), dont la réactivation spectaculaire d’une histoire désactivée devient en quelque sorte un bureau spécialisé.

Il est bien connu que moins on transmet, plus on communique, et les choses qui s’éteignent ont besoin de réanimer les signes. La destruction d’un cadre de vie traditionnel par nos révolutions industrielles successives se compense par un classement accéléré des sites et l’inscription à l’inventaire d’à peu près tout ce qui reste.

De même que la fin de la France paysanne (avec moins de 10 % de la population active dans l’agriculture) a projeté le Cheval d’orgueil et Montaillou en tête des ventes, avec la mise en scène du lavoir d’époque, du four à pain et des vitraux de l’église, le renvoi de l’histoire dans les programmes scolaires en qualité de « discipline d’accompagnement » et la sidérante perte de repères historiques chez les jeunes générations, vont de pair avec la prolifération des lieux de mémoire, des séries, remakes et émission sur les Templiers, Marie-Antoinette et le collier de la Reine.

On n’a jamais tant parlé « identité » que depuis qu’elle s’en va morceaux par morceaux. Le gaullisme est mort, De Gaulle au pinacle. Ce que tu ne pratiques plus, tu te dois de l’afficher.

On retrouve un basculement du même genre dans le champ littéraire, avec le passage du graphique au biographique. La diminution signalée du taux et du temps de lecture, ainsi que de la quasi-disparition des « grands lecteurs », ne signifie nullement une éclipse des auteurs mais bien au contraire la mise en valeur de leur personne intime.
L’attention se déporte de l’œuvre vers l’ouvrier, ses amours et ses vices, sa canne et son chapeau. La critique littéraire a perdu sa place dans les journaux, comme dans les hiérarchies éditoriales, mais biographies, correspondances privées et journaux intimes ont le vent en poupe comme jamais.
Venise ne fabrique plus de gondoles dans ses arsenaux mais vend du gondolier sur ses dépliants.

C’est l’interview, non l’opus, qui fait foi désormais

L’éditeur fabrique des livres mais, pour les écouler, doit vendre des auteurs (fonction stratégique de l’attachée de presse). Qui lit encore Le nœud de vipères ou Thérèse Desqueyroux ?
La question centrale, c’est Mauriac, homosexuel et jusqu’où ? Qui lit encore la Psychologie de l’art ? La question, c’est Malraux, mythomane ou menteur ?
Et de quand date exactement son entrée dans la Résistance ?
Morand, dégueulasse et nauséabond, où mettre la barre ?
Montherlant, combien de pissotières et de trucages ?

Et tant pis pour les créateurs qui n’ont rien de très intéressant à mettre sous la dent d’un biographe – un Julien Gracq ou un Blanchot. Personne ne lit sérieusement les livres de BHL mais qui ne connaît sa chemise blanche ?
Ce fut le génie prémonitoire des « nouveaux philosophes » que de saisir le crucial, en vidéosphère, des signatures visuelles.

Après l’estomac, la littérature au faciès. C’est l’interview, non l’opus, qui fait foi désormais. Comme pour le politique en fonction, le livre d’un écrivain devient le ticket d’entrée donnant accès aux studios et plateaux, aux indiscrétions de presse et aux supermarchés. La France n’est plus la nation littéraire qu’elle était mais reste la seule peut-être en Occident où un littérateur peut accéder au statut d’un people à part entière.

Opération néguentropique, regonflage de ceux de 2020 par « ceux de 14 »

Autre effet jogging : le président chaman.
Ce n’est pas parce qu’une oraison est consensuelle, sans relief excessif, qu’elle ne mérite pas d’être lue et commentée. Le discours psalmodié au cœur de Paris, le 11 novembre 2020, par un jeune chef d’État moderniste est en tout point semblable à celui d’un chef de tribu Baruya en Nouvelle-Guinée. C’est un chapelet d’incantations votives aux glorieux disparus, qui les rend aussitôt présents dans l’assistance, hic et nunc.

« Ils sont là, tous. Les voici qui arrivent par millions pour entrer sous ce dôme. Hier frères d’armes, aujourd’hui compagnons d’éternité, ils avancent… » Une opération magique, c’est une hallucination réussie. Des fantômes prennent corps. Le sorcier traverse le temps comme d’autre l’espace, hier et aujourd’hui, eux et nous, ne font plus qu’un. « Il y avait nous parmi eux, déjà ».
Leur courage, c’est notre courage.
Le sorcier demande aux revenants de revenir, aux âmes errantes de nous rejoindre, et elles obéissent au son de sa voix. Et cela, non pour barrer la route aux rats qui dévorent les jardins de patates douces dans la montagne, mais pour conjurer les démons de la déprime et de la discorde, pour chanter « la volonté d’une nation, la force d’âme de tout un peuple. »
Opération néguentropique, regonflage de ceux de 2020 par « ceux de 14 ».

Nous leur parlons, ils nous écoutent, nous nous regardons en eux, ils nous regardent en retour et leur vaillance, désormais, sera la nôtre. La profération de l’officiant – le discours est en mosaïque, brefs versets formulaires, à la Claudel, retour à la ligne et un grand blanc entre les deux – établit, et rétablit la communication entre l’invisible et l’immédiat.
Identification réussie.
Nous sommes sauvés.

« Rien de ce qui est advenu dans l’histoire ne doit être considéré comme passé » , dit Walter Benjamin.

Et le numérique rendra le préhistorique encore plus présent demain qu’hier, pour réparer les dégâts causés par la Tech dans les mentalités collectives et nos propres équilibres psychiques. On peut, en ce sens, tenir pour salutaire la tranquille réapparition parmi nous des soupapes de sécurité propres aux sociétés de chasseurs-cueilleurs, qu’il serait bien léger de critiquer inconsidérément.

Rendons plutôt grâce à ces actions de grâces périodiques. Pour parodiques qu’elles puissent nous sembler, elles sont destinées à nous remonter le moral, et parfois, pas toujours, remplissent leur fonction.

Régis Debray, novembre 2020

Photo : © Ludovic Marin / AFP


Voir en ligne : https://www.marianne.net/agora/les-...

   

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