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Ukraine : ces engagés volontaires qui quittent la guerre
dimanche 21 juillet 2024 par Romain Huët
C’est du mediatarte à la crème avec les préjugés correspondant. Mais cela reste le témoignage à connaître d’une dérive quand on est dans une guerre qui n’a pas de sens. Apparemment cela se passe moins mal psychologiquement quand la guerre apparait comme ayant un sens, c’est du moins ce que disent les psy.
Conclusion : la guerre en Ukraine contre la Russie pour renverser la dictature "bélarusse" n’a pas de sens aux yeux des revenants (pas plus que celle en Syrie - voir l’auteur - contre le "dictateur Bachar" aux côtés "démocrates-révolutionnaires-ultra-islamistes coupeurs de tête".) Le cerveau humain est logique et il réagit mal à l’incohérence idéologique !. (BD-ANC)
Le chercheur Romain Huët, spécialiste de la violence, a suivi pendant plusieurs semaines des opposants bélarusses qui se sont engagés aux côtés des forces ukrainiennes. Certains ont renoncé et sont partis pour la Pologne, où ils tentent de revivre, malgré les traumatismes.
Varsovie, Wrocław (Pologne).– Doc, Twix, Casta, Sania et AGS sont des combattants bélarusses. Opposants politiques au président Alexandre Loukachenko, ils fuient leur pays en 2021 pour échapper aux effroyables répressions qui font suite aux soulèvements de 2020. Dès les premiers jours de la guerre, ils s’engagent aux côtés des Ukrainiens avec l’espoir fou qu’ils libéreront le Bélarus de la dictature. La guerre n’est pas venue à eux. Ils ont choisi de la rejoindre.
Pendant plusieurs mois, ils combattent à Sieverodonetsk, Kostiantynivka, Kharkiv, Izioum, Boutcha et Bakhmout. Depuis quelques mois maintenant, ils ont rompu leur contrat avec l’armée ukrainienne. Ils décident de tourner le dos à la guerre et de reprendre le cours d’une vie normale en Pologne.
Ils font alors une redoutable expérience : (re)vivre.
En mai 2024, je les rencontre en Pologne, dans les villes de Varsovie et de Wrocław. Nous prenons place dans le fond d’un restaurant bélarusse avec quelques-uns d’entre eux. Leurs premiers mots n’empruntent aucun détour :
« Ici, tout le monde à des PTSD [syndrome post-traumatique – ndlr], la tête cramée et aucune assistance concrète.
— Tu ne penses qu’à la guerre. Tu dors mal, tu fais des insomnies, tu as peur des gens. Le moindre son te rappelle les bruits de la guerre. Parfois, je me lève et je me sens incapable de faire quoi que ce soit. Tu restes allongé dans ton lit, la tête vide et sans envie. La seule chose que je peux dire, c’est que jamais je ne m’en serais sorti seul. Si je n’avais personne, j’aurais sombré dans le néant. Ici, on est une famille, un peu fracassée, c’est vrai, mais on se soutient. Sans eux [les camarades bélarusses – ndlr], je serais allé au-devant de ma propre fin. »
Dans ces moments de crise, les angoisses ferment la porte entre eux et le monde. Ils se passeraient volontiers de ces souvenirs en cendres. La nuit surtout, l’inconscient leur rappelle tout ce qu’ils ont vécu et perdu.
L’engagement des combattants bélarusses en Ukraine
Tous ces combattants n’ont pas 30 ans. Ils sont ouvriers du bâtiments, étudiants, managers dans l’événementiel, ingénieurs dans les technologies numériques. Je rencontre même un joueur professionnel de poker. Tous ont activement participé aux soulèvements spontanés de 2020 dans leur pays. À l’époque, les manifestant·es en appelaient à la liberté et à la démocratie. Rapidement, leurs espoirs se sont écrasés contre une violence d’État inouïe, dénoncée par la plupart des organisations de défense des droits humains.
Un ancien combattant : On y est allé par romantisme
Traqués par le KGB – la police de la sûreté d’État héritée de l’époque soviétique –, ils choisissent finalement de partir, principalement en Pologne et en Lituanie. À 20 ans, la douleur de l’exil, la séparation d’avec leur famille et le souvenir de la violence d’État entament leur insouciance d’autrefois. Régulièrement, ils apprennent que leur famille ou leurs amis sont mis en prison ou harcelés par le KGB. L’amertume les gagne. Ils ne songent qu’à retrouver un pays débarrassé de la dictature.
Quand le 24 février 2022 la Russie envahit l’Ukraine, il leur faut quelques jours pour s’engager auprès des Ukrainiens. La plupart n’a pas de compétence militaire. Ils ont simplement une santé solide et une robuste volonté. Leurs récits sont quasi identiques.
« On y est allés par romantisme. Ça n’était pas une décision de la raison, mais quelque chose qui vient du fond de soi, une sorte d’attirance contre laquelle on ne pouvait pas lutter. On était romantiques. On nourrissait l’espoir que Loukachenko finirait par être renversé, qu’on pourrait enfin rentrer chez nous, dans notre pays désormais libre. »
Ils ne s’embarrassent pas de délibérer sur le sens de rejoindre la guerre. C’est plus viscéral que cela. L’idée leur est venue en tête et ne les lâche plus. De cette vie d’exilés politiques, ils ne perdent pas grand-chose, du moins pas suffisamment, pour renoncer. L’identification aux causes de la résistance ukrainienne est immédiate. Ils ont le souvenir commun du soviétisme, de la dictature et des horizons bouchés.
En Ukraine, leur intégration n’est pas aisée. Ils sont soupçonnés d’œuvrer pour les services de renseignement russes ou bélarusses. Tous passent l’épreuve du détecteur de mensonges. Entre eux, la paranoïa est omniprésente. Ils ne comptent plus les suspicions de présence d’agents du KGB en leur sein. C’est le bordel commun des dictatures. Elle apprend la méfiance dans la moindre des rencontres ordinaires. J’apprends aussi à ne pas poser de questions. La curiosité attire le soupçon. Mais une fois la confiance obtenue, les solidarités sont intenses.
C’est une sorte de fraternité intensifiée par les oppressions.
La plupart d’entre eux s’engage dans le bataillon international avant de rejoindre des unités composées uniquement de combattants bélarusses, comme le régiment Kastous Kalinowski ou la 1ère compagnie d’assaut bélarusse au sein de la 79e brigade ukrainienne, basée dans la région de Donetsk. Sous commandement ukrainien, ils participent aux fronts les plus durs de Sieverodonetsk, Kharkiv, Bakhmout, Tchassiv Yar ou Marïnka dans la région de Donetsk.
Tourner le dos à la guerre
Un jour, ils décident de rompre leur contrat, d’arrêter la guerre et de retourner en Pologne. Cela ne leur est plus égal de mourir. Leur choix de retourner en paix n’a rien d’une quête de lumière ou de la recherche d’une vie nouvelle. Ils tournent le dos à la violence et à la sinistre vie au milieu des combats.
« C’est difficile de se tenir auprès de gars qui ne combattent plus pour des idées mais seulement pour l’argent. Et puis, la corruption est partout. C’est un vrai cancer. Il n’y a rien de l’enthousiasme du départ. »
L’ambiance devient sordide. Les morts et les mensonges s’entassent.
Il leur arrive aussi de se sentir inutiles. En 2023, ils sont envoyés non loin de la frontière avec le Bélarus. L’endroit est éloigné des feux. Ils ne savent pas ce qu’ils font ici. Pendant que les ordres ne viennent pas, les rumeurs enflent. Un jour, bientôt, mardi ou mercredi – ils perdent la notion des jours –, un ordre viendra et les conduira sous le feu. Un mois plus tard, un matin, un ordre finit par tomber. Ils sont envoyés de l’autre côté du pays, à Bakhmout, là où l’anéantissement a été décidé par les Seigneurs de la guerre.
De Bakhmout, il ne leur reste qu’un tourbillon d’images et de sensations. Ils ont vu beaucoup de leurs amis mourir. Ils n’ont pas eu le temps de les pleurer. Quelques mois plus tard, ils semblent ne pas trop s’en émouvoir. Ils s’en souviennent avec sérieux et s’interdisent toute effusion. Ils ne pleurent pas vraiment les morts. Ils les comptent.
Retrouver un semblant de vie normale
C’est après Bakhmout que certains d’entre eux rompent leur contrat. De retour en Pologne après quelques semaines d’errance dans l’ouest de l’Ukraine, leurs rêves d’une vie à venir ne sont pas luxuriants. Ils nourrissent des ambitions modestes : faire leurs papiers, travailler, se marier, fonder une famille, s’acheter une maison, couler des journées calmes à l’abri des tempêtes du monde.
Tout rêve d’une vie plus éclatante se dissoudrait dans le néant. La guerre leur a enseigné d’éviter des projections dans le futur pour plutôt vivre au jour le jour. Il n’est pas utile de trop rêver. Au réveil, le monde demeure inchangé. On ne refait pas un monde lumineux comme cela, soudainement, par la décision de la volonté.
La guerre est entrée dans leurs têtes. Elle y restera pour toujours, bien que certains d’entre eux puissent retrouver une normalité presque sereine. Doc me confie que la guerre lui manque :
« Je fais souvent les mêmes rêves de combats, d’explosions. J’y pense souvent. Je crois que la guerre me manque, l’adrénaline surtout. Et puis on est hors du temps, je me reconnais dans ce que je fais. Ma copine ne veut pas que je parte, elle a peur pour moi. Alors voilà, je reste. Je veux de l’adrénaline, elle veut une vie commune. »
J’ignore ce qu’il reste de leur moi d’avant. Eux-mêmes ne savent pas trop. Ils m’assurent qu’ils n’ont pas tant été transformés que cela. Néanmoins, tous concèdent qu’ils sont devenus plus graves. Casta n’exagère pas les transformations. C’est une attitude plus générale sur la vie qui a changé : « Je me rends compte que plus grand-chose de me fait peur. Je suis devenu insouciant. »
Il leur semble qu’ils connaissent mieux la vérité des hommes, leur générosité et leur lâcheté. Il leur est facile de voir ce que « l’homme peut » quand on le laisse faire. Ils assurent également avoir gagné en lucidité. Ils ont acquis une sagesse pratique, proche du cynisme. C’est la lucidité de ceux qui ont trop vécu de pertes : perte des idéaux, perte des amis proche, perte de leur pays. Cela les rend durs aux illusions. Le monde est peuplé de joies superficielles auxquelles ils participent un peu, car il arrive que ces moments consolent. Seulement, plus rien ne les éblouit. Ils cherchent surtout à se débarrasser de la compagnie de la mort. Pendant la guerre, ils se préparent à mourir. Dorénavant, il leur faut apprendre à (re)vivre.
Ce n’est pas simple de (re)vivre sobre. Régulièrement, ils s’enivrent jusqu’à ce que la tête tourne, l’esprit à la recherche de points fixes pour calmer la danse. Ils se réveillent avec un sentiment d’irréalité, giflés d’avoir été des héros hier, des soulards méprisés aujourd’hui. Ils se promettent ensemble qu’ils vont retrouver de l’entrain, réaliser quelque chose pour ne pas sombrer au milieu des naufragés de l’alcool.
AGS, une combattante de 25 ans qui retrouve de l’entrain
AGS, une combattante de 25 ans, fait exception dans ce monde masculin. Elle est une personne rare. Avec sa silhouette fine et apprêtée, elle attire les regards. Maquillée avec soin, elle incarne l’opposé des imaginaires guerriers virilistes. Sa démarche est droite et assurée. Son regard est froid, comme si rien ne pouvait la distraire. Elle a à peine 19 ans quand elle se trouve à monter des barricades lors des protestations de 2020 contre Loukachenko. « J’étais prête à affronter la police pour faire cesser la dictature », dit-elle avec une sérénité déconcertante.
Quand la guerre en Ukraine éclate, elle est encore au Bélarus. Elle rejoint la Lituanie puis la Pologne, avec la ferme intention de s’engager. Toujours avec ce calme saisissant, elle assure qu’elle « comprenait la violence ». « J’ai grandi avec. Mon histoire familiale est violente. Ça fait partie de ma vie. Je trouvais ça normal de recevoir de la violence et d’en donner. Pour moi, aller en Ukraine, c’est comme boire un café. »
En tant que femme, elle fait les épreuves supplémentaires de l’abaissement et du sexisme.
« J’ai quitté un premier bataillon bélarusse en raison du sexisme. Ils me diminuaient. Ils étaient hostiles avec les femmes. Dans le bataillon international, ils étaient plus professionnels, plus normaux. Ils s’inquiétaient de savoir ce dont j’étais capable et ce dont j’avais peur. Ma seule peur est celle des mines. Pour le reste, je suis capable. »
Plus tard, elle rejoint ses « amis » bélarusses dans la 79e Brigade non loin de Donetsk, la même que Doc, Twix, Casta, Sania. Avec eux, elle est grenadier. Elle participe aussi à des opérations de reconnaissance dans les territoires occupés par les russes. Elle restera six mois dans cette brigade avant de retourner en Pologne :
« La guerre devenait ennuyeuse. J’ai senti que mon temps était passé et que rester plus longtemps m’abîmerait. Et puis les motivations des uns et des autres sont différentes. Il y a mes frères, ceux qui se battent avec courage et conviction. Il y a aussi ceux qui y vont pour l’argent, argent qu’ils vont ensuite boire dans les villes plus calmes comme Dnipro. Ça ne m’intéresse pas une vie comme ça. »
Désormais, elle veut rompre avec les conséquences de la guerre. Elle retrouve la vie normale avec de grandes ambitions. Elle vient tout juste d’obtenir une bourse en Pologne pour devenir chirurgienne. Après la pratique sur les fronts, elle se confronte à la théorie. L’ambition d’AGS est de ne pas devenir une de ces naufragées de la guerre. Elle assure que l’expérience ne l’a pas complètement transformée. Comme les autres, elle se sent plus lucide sur la nature humaine. Probablement, elle s’est aussi endurcie.
Elle ne souffre d’aucun stress post-traumatique.
« J’ai parlé à des psychologues. Ma mentalité n’est pas liée à la guerre mais à mon histoire familiale. Ce qui a changé plus profondément, ce sont mes amis. J’ai coupé avec la plupart de mes amis d’avant. Je ne veux plus d’une vie infantile et insouciante où tu manges des sushis et où tu ne regardes pas le monde. En réalité, ce sont des vies qui ne font rien. Je ne peux pas ne rien faire. »