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N’Krumah, le plus grand africain

mardi 18 juillet 2023 par Ludo Martens

Lisons ou relisons donc “La Lutte des Classes en Afrique”.

Luttes politiques au Ghana : 1949-1966.

Pour bien situer l’ouvrage dans l’évolution intellectuelle de N’krumah, il faut dire deux mots sur l’histoire du Ghana.
Le 12 juin 1949, N’krumah crée un des premiers partis africains de masse, radicalement opposé au colonialisme et à l’impérialisme, le Convention People’s Party (CPP). Au moment des élections de 1957, le colonisateur anglais, la majorité des chefs traditionnels, de la bourgeoisie ghanéenne et des intellectuels soutient le Mouvement de Libération Nationale du docteur Busia.

Mais le CPP, appuyé surtout par les intellectuels nationalistes et les masses populaires, gagne 72 des 104 sièges au parlement. L’indépendance est proclamée le 6 mars 1957. Le Ghana est le premier pays d’Afrique noire à rompre les chaînes du colonialisme.
N’krumah termine son autobiographie, écrite la même année, par les phrases :

“C’est notre devoir en tant que force d’avant-garde d’offrir toute l’aide possible à ceux qui sont maintenant engagés dans les batailles que nous avons livrées et gagnées. Notre tâche n’est pas accomplie et notre sécurité pas assurée jusqu’à ce que les derniers vestiges du colonialisme auront été balayés de l’Afrique”. [1]

Au Ghana même, N’krumah défend l’idée que la lutte pour l’indépendance économique et la justice sociale est désormais la tâche principale du nouveau Etat. Ses réalisations dans le domaine de l’éducation seront impressionnantes. Fin 1965 : enseignement primaire gratuit, un million et demi d’enfants à l’école sur une population de sept millions d’habitants, enseignement secondaire et universitaire également gratuits et 7.000 étudiants inscrits dans ce dernier. Le développement de l’infrastructure économique est tout aussi remarquable : communications, drainage et irrigation, zones industrielles, port de Tema, barrage hydroélectrique de Akosombo…

N’krumah était le chef incontesté du Convention People’s Party et les différentes tendances politiques au sein du Parti se réclamaient de lui pour consolider leurs positions. N’krumah, entouré d’un petit groupe de collaborateurs, a élaboré une pensée politique unique, axée sur l’opposition résolue à l’impérialisme et au néocolonialisme, sur la solidarité panafricaine, sur la justice sociale et sur une conception du socialisme inspirée par les valeurs traditionnelles africaines.

Mais dans la réalité sur le terrain, le parti que N’krumah dirigeait, agissait, au cours des années 1957-1960, comme un parti nationaliste où “tous se retrouvaient”, où des éléments de l’aristocratie traditionnelle, des professions libérale et de la bourgeoisie, des hauts fonctionnaires mais aussi des syndicalistes et des ouvriers se côtoyaient.

Au cours des premières années de l’indépendance, des transformations profondes eurent lieu dans son propre parti et N’krumah ne s’en rendit compte qu’avec un grand retard. Le parti était en fait divisé en plusieurs clans qui poursuivaient tous des intérêts bassement matériels et capitalistes :

  • - Il y avait le clan de la vieille aristocratie autour de Asante Ofori-Atta, juriste diplômé d’Oxford et Inkumsah, grand homme d’affaires. Tous les deux ont été membres du premier gouvernement formé en 1957.
  • - Puis il y avait le clan des traditionalistes proches du premier groupe, mais d’origine modeste, avec Gbedemah, Welbeck et Edusei, tous membres du premier gouvernement.
  • - En troisième lieu, il y avait le clan des représentants de la bourgeoisie nationale, dirigé par Kodjo Botsio, un des plus proches collaborateur de Nkrumah et lui aussi ministre en 1957. On y trouvait également Ayeh-Kumi et Halm, les conseillers personnels du président respectivement pour l’économie et pour les finances.
  • - Quatrièmement, il y avait le clan des adeptes du capitalisme d’Etat appelé “socialisme africain”. Ils se faisaient passer pour les hommes les plus loyaux à N’krumah et ce sont eux qui ont inventé le terme “nkrumaïsme”… qu’ils définissaient à leur convenance.
  • Le clan était dirigé au départ par Tawia Adamafio, un des hommes les plus radicaux et secrétaire général du Convention People’s Party, puis, à partir de 1962, par Kofi Baako, ministre depuis 1957. On y trouva aussi Eric Heyman, partisan de l’idéologue social-démocrate George Padmore et Dr. Makonnen, trotskiste antillais, partisan de la Yougoslavie titiste et d’Israël…

En 1960, cette nouvelle classe bourgeoisie s’était déjà constituée. Mais son prestige, acquis au cours de la lutte pour l’indépendance, était toujours intact. Elle contrôlait l’appareil du C.P.P. et elle s’enrichissait grâce à ses positions dirigeantes dans l’appareil d’Etat. Puis en 1960-1964, ce fut la course effrénée à l’argent : détournements, commissions sur les marchés conclus par l’Etat, corruption, népotisme, fraude…

Le 6 avril 1961, Nkrumah prononça son fameux “discours à l’aube” : il dénonça avec véhémence les dirigeants du Parti et les hauts fonctionnaires qui amassaient des fortunes illégales. L’enthousiasme populaire fut général. Quelques têtes tombèrent. Mais il n’y eut pas de changement radical. Bientôt tout “rentra dans l’ordre”, l’enrichissement des grands redevint routine… et le peuple commença à perdre confiance.

En septembre 1961, Gbedeman, qui avait été ministre des finances, prit la fuite à l’étranger. Il était proche des Allemands et des Américains qui financèrent ses violentes campagnes anticommunistes et anti-N’krumah.
Gbedeman se trouvait, avec le Dr. Busia et l’avocat Obetsebi Lamptey, à la tête de l’opposition pro-occidentale qui se lança bientôt dans une série d’attentats pour déstabiliser le régime de N’krumah. Il y a eu des tentatives d’assassinat dont une, le 2 août 1962, faillit tuer N’krumah.
Puis le Ghana fut le théâtre d’attentats terroristes contre les foules lors de meetings.

Les différents clans au sein du C.P.P. tentèrent de tirer profit de ces actes contre-révolutionnaires pour éliminer leurs concurrents.
Ainsi, Adamafio, l’ancien secrétaire général, et quelques-uns de ses amis furent condamnés à mort pour haute trahison. Ils furent en fait les victimes des intrigues de Kofi Baako.
En janvier 1964, le policier Ametewee tirait quatre coups de fusil sur N’krumah. On découvrit qu’il avait agi sur les ordres des chefs de la police et qu’il avait des liens avec les Américains… Les six hommes les plus hauts placés de la police furent arrêtés.
Hailey, le chef du service spécial, fut nommé directeur de toute la police. Or, Hailey était justement le chef du complot…

Washington et Londres décidèrent ensuite d’une véritable guerre économique contre le Ghana. Les hommes liés au capitalisme occidental, poussés par leur rapacité, organisèrent le sabotage de l’édifice économique, de toute forme de contrôle par l’Etat. Cela s’accompagna d’une campagne de guerre psychologique :
“La chute du niveau de vie est causée par la politique communiste de N’krumah...”
En juin 1965, une tentative de coup d’Etat échoua. Les généraux Ankrah et Otu, impliqués, furent… décorés avant d’être mis à la retraite ! En janvier 1966, sept officiers de la deuxième brigade, commandés par le lieutenant-colonel Kotoka, furent arrêtés pour complot.
Ils s’en tirèrent avec un blâme…

Le 24 février 1966 au matin, N’krumah, venant de Hanoï, allait atterir à Beijing. Au même moment, à 5 heures, cent soldats de la deuxième brigade occupèrent la radio à Accra. L’armée, en collaboration avec la police, prit le pouvoir.
Toute la bureaucratie de l’Etat les soutenait. Un Conseil de Libération Nationale prit le pouvoir. Ses chefs ne sont plus des inconnus pour le lecteur. Président : le général Ankrah ; vice-président : le chef de la police Hailey ; parmi les membres : le lieutenant-colonel Kotoka, promu général et commandant de l’armée…

Les prisonniers politiques furent libérés… et habillés et nourris par les gouvernements occidentaux et leurs organisations “humanitaires”. La presse “libre” parla d’une révolution et présenta N’krumah comme un personnage extrêmement corrompu, inhumain, incompétent et dangereux…

Le FMI, qui avait refusé un prêt de huit millions à Nkrumah, avança immédiatement 75 millions de dollars au Conseil de Libération National.

N’krumah s’installa à Conakry chez son ami Sékou Touré et c’est là qu’il rédigea, au cours de l’année 1969, “La Luttes des Classes en Afrique”. N’krumah séjourna à Conakry du 2 mars 1966 à la fin août 1971, date où il partit en Roumanie pour y être soigné. Il mourut à Bucarest le 27 avril 1972.

Lors de son séjour à Conakry, Nkrumah lisait énormément et écrivait beaucoup. June Milne a été pendant quinze ans son assistante. Elle a publié un livre ,”The Conakry Years”, qui contient des centaines de lettres écrites par N’krumah pendant cette période. Ces textes permettent de suivre l’évolution de la pensée de N’krumah jusqu’à la publication de “La Lutte des Classes en Afrique”.

Les mérites historiques de N’krumah

Ce qui force tout d’abord l’admiration chez N’krumah, c’est sa capacité d’analyser et de critiquer sa propre pensée et sa propre action. Toute sa vie, il a été le révolutionnaire avide d’apprendre, décidé à aller toujours de l’avant. Cette capacité d’autocritique est rare chez les Africains qui ont goûté au pouvoir.
Quatre mois après son renversement, N’krumah écrit :
“Parfois, je m’assoie, je m’adonne à l’autocritique. Je pense que j’ai commis deux fautes. Je n’ai pas été assez dur et je n’ai pas marché assez rapidement vers le socialisme.” [2]

D’abord, N’krumah remit en cause la conception philosofique du socialisme qu’il développa vers 1957.
Il écrivait alors :
“Mon Dieu est un Dieu très personnel… Je suis un chrétien et un socialiste marxiste.”  [3]

Dix ans plus tard, il en fit cette autocritique :
“Dans mon autobiographie, je me qualifiais de chrétien marxiste. Je pense que c’était erroné. Je suis simplement un marxiste, ayant le matérialisme historique comme philosophie de vie. (…) J’ai lu le livre de Bertrand Russels : “Pourquoi je ne suis pas chrétien”. Je ne suis pas d’accord avec lui quand il affirme que le communisme est une religion. Ce n’est pas le cas. C’est totalement faux de comparer le communisme à la religion. (…) Le communisme est une philosophie socio-économico-politique. Les thèses communistes ne s’adressent pas au ciel mais à la terre.” [4]
Et il conclut : “Je crois que toutes les religions sont du trompe-l’oeil et de l’hypocrisie”. [5]

N’krumah analysa sa propre expérience à la tête de l’Etat ghanéen dans un esprit de critique et d’autocritique. Il formule ses conclusions essentielles dans “La Lutte des Classes en Afrique”.
Lorsque N’krumah était chef de l’Etat ghanéen, il ne s’est pas rendu compte de la naissance et du développement de classes exploiteuses dont les représentants étaient à la tête de son propre parti.
Tout son livre “La Lutte des Classes en Afrique” est une autocritique sur son propre aveuglement et sa propre naïveté. En écrivant son chapitre consacré à l’intelligentsia, il pensait sans doute aux intellectuels qui furent ses ministres… Et de fulminer contre les “intellectuels noirs néocoloniaux” qui “écrivent ce qu’ils pensent que l’homme blanc veut entendre”. “Je me demande ce que deviennent les soi-disant intellectuels en Afrique. Peut-être il n’y en a pas en Afrique. Pas étonnant que le néocolonialisme américain s’implante sauvagement partout”. [6]

N’krumah comprit que l’émergence et le développement des classes en Afrique était lié à l’insertion du continent dans le marché capitaliste international et à la présence de l’impérialisme. Le coup d’Etat militaire qui le renversa conduisit N’krumah, sept mois plus tard, à une autocritique sur la question de la lutte armée.

“Mao avait raison lorsqu’il disait que le pouvoir est au bout du fusil. Cela a l’air cynique et brutal mais c’est un fait, et les faits, il ne faut pas les contourner. Grâce au coup d’Etat au Ghana, je vois maintenant la lutte dans une perspective plus correcte. Cela peut durer longtemps, mais je suis maintenant convaincu que c’est la seule voie et nous devons tous nous y préparer idéologiquement et pratiquement.” [7]

Cette idée fondamentale est approfondie dans le dernier chapitre de “La luttes des Classes en Afrique”. N’krumah comprit parfaitement la nature de la “démocratie” impérialiste.
“Que peut faire le peuple britannique ? Ils peuvent seulement voter pour le diable habillé en différents vêtements.” [8] Dans “La Lutte des Classes en Afrique” il explique que le régime parlementaire et le multipartisme ont un caractère de classe.
“Les partis conservateur et travailliste sont l’expression de la bourgeoisie dont ils reflètent l’idéologie”. [9]
Or, vingt ans après l’énoncé de ces vérités, nous avons pu voir des intellectuels “progressistes” africains s’exciter devant la perspective de la “démocratie”, ouverte grâce à la “révolution démocratique” en Europe de l’Est.
Et l’on entendit partout : “Maintenant que l’Occident a soutenu la lutte contre la dictature à l’Est, elle doit nous aider à combattre la dictature en Afrique” – “La démocratie est une valeur universelle, non seulement valable pour l’Occident mais aussi pour l’Afrique”.

Or, il faut savoir qu’en 1966, l’Occident avait organisé et justifié au nom de “la démocratie” le coup d’Etat qui renversa N’krumah !
Déjà. En 1989, la propagande de la “démocratie” impérialiste, qui mobilisait tant d’intellectuels africains de gauche, visait à détruire ce qui restait encore du socialisme à l’Est et en URSS, à détruire les régimes progressistes et nationalistes dans le monde et à renouveler le personnel néocolonial dans les régimes dictatoriaux venus à bout de souffle.

Les campagnes haineuses de l’impérialisme contre Ceausescu, le “Roi Soleil”, le “Vampire des Carpates”, contre Honecker, le “dictateur assoiffé de sang” et contre Li Peng, le “stalinien”, rappellent étrangement les campagnes orchestrées à l’époque contre Lumumba, contre N’krumah, contre Mulele…

Un mois après son renversement, N’krumah commenta la campagne de la presse “libre” contre lui et son œuvre. “Ils veulent me présenter au monde comme un homme corrompu. Ils racontent tant de mensonges à mon sujet. Cela me rend malade, mais que puis-je y faire ?”...“Les néocolonialistes utilisent toutes sortes de propagande infâme, diabolique, pour aveugler les gens de sorte qu’ils ne voient pas et ne comprennent pas ce qui est réellement en train de se passer.”...“Les mêmes calomniateurs disent que je suis une combinaison d’Hitler, Mussolini, Lénine, Staline, Mao, et pire encore.”

Le deuxième point qui frappe chez N’krumah est sa morale révolutionnaire, sa décision de consacrer sa vie toute entière à la lutte pour la libération des classes exploitées et opprimées, sa quête incessante de la vérité révolutionnaire.
“La lutte révolutionnaire est faite en permanence de hauts et de bas, de progrès et de reculs, d’attaques et de retraites. Un révolutionnaire n’échoue que quand il se rend. Tant qu’il poursuit la lutte – de quelque manière que ce soit – il tend vers l’objectif final de la Victoire. Même si, en tant qu’individu, il meurt dans la lutte, il n’a pas failli. La somme de toutes ses tentatives, de ses aspirations, de ses efforts se fond avec le peuple qui continue à lutter pour la Victoire.”

“Je suis un révolutionnaire professionnel : le fusil est inutile sans la plume et la plume sans le fusil est encore plus inutile. Ma voie est celle de l’action et de la lutte. Et à travers cette lutte, ces actions, je peux former d’autres. Contrairement à W.E.D. Du Bois, je ne crois pas en la vie mais dans l’action, pas dans le peuple en tant que peuple mais dans l’action révolutionnaire pour libérer le peuple de l’inhumanité de l’homme à l’égard de l’homme.”.
N’krumah vient de quitter la prison en 1951.
“La lutte révolutionnaire est une question de hauts et de bas.”

C’est sa fidélité aux opprimés, à la classe ouvrière et à la paysannerie africaines qui permirent à N’krumah de transformer de façon constante sa pensée, de revenir sans cesse sur ses positions erronées ou unilatérales pour définir une ligne plus correcte.
Habitué à diriger le pays, à vivre dans les milieux dirigeants, N’krumah croit que son retour au pouvoir sera le résultat d’un coup d’Etat progressiste, éventuellement “appuyé” par une insurrection populaire.
Dans une lettre du 14 avril 1967 il cherche une formule adéquate :
“Nous devons organiser un contre-coup dans l’armée et renverser par la violence le ‘Conseil national de la Libération’.”...“Un contre-coup dans l’armée, soutenu par les masses, est la seule solution.”...“Avant mon retour au Ghana, un contre-coup est nécessaire avec le soutien des masses en insurrection”. Ces positions expriment toujours une ligne révolutionnaire petite-bourgeoise qui méconnaît le rôle fondamental des masses populaires.

Deux semaines plus tard, N’krumah nota cependant un changement dans sa conception stratégique :
“Mes idées sur la stratégie et la révolte continuent à se développer. Si les masses organisées sont désarmées, elles se trouvent impuissantes dans une situation révolutionnaire. Toutes organisées qu’elles soient, elles ne peuvent renverser des régimes contre-révolutionnaires que par le soulèvement armé. Une stratégie révolutionnaire ne suffit pas à elle seule, elle doit être étayée par la tactique du soulèvement armé.”

Parfois, dans une même lettre, N’krumah nous laisse comprendre comment son esprit se battait constamment pour définir des positions réellement révolutionnaires.
Le 16 février 1967, il écrivait à son assistante June Milne :
“Je suis si content que Nyerere et Kaunda entreprennent des nationalisations. Mais je suis sûr qu’ils ne vont pas assez loin et cela peut être dangereux. J’ai envoyé un message à Nyerere et Kaunda pour leur dire que nous devons utiliser les nationalisations comme une nouvelle arme contre le néocolonialisme. J’ai aussi envoyé un message à Mobutu pour qu’il exécute ses projets de nationalisation de l’Union minière. Je me demande jusqu’où ils iront. … Réflexion après coup. Je parlais de la nationalisation qui a lieu en Tanzanie, en Zambie et au Congo-Léopoldville. Ce n’est pas une nationalisation mais plutôt la formation de sociétés ou de conseils d’administration dans lesquels siègent les mêmes agents du néocolonialisme, avec des chevaux de parade africains comme présidents. Les néocolonialistes tirent les ficelles. Les Américains sont manifestement derrière la nationalisation de l’Union minière, aidés en cela par des intérêts britanniques et belges. La nationalisation dont je parle est socialiste, nationale et complète. Elle exclut complètement toute forme de dédommagement.”

Troisièmement, dans la lutte virulente entre les révisionnistes, partisans du “passage pacifique au socialisme”, et les marxistes-léninistes partisans de la révolution armée, N’krumah se rangea catégoriquement aux côtés de ces derniers. N’krumah polémiqua avec Idris Cox et les communistes anglais dont il dit : “ils ont perdu toute ardeur révolutionnaire et inclinent vers le révisionnisme”.

À Cox, N’krumah écrivait :
“La lutte révolutionnaire armée englobe et secoue tout le continent africain. Dans tous les coins d’Afrique, des révolutionnaires sont en train de préparer activement la lutte armée ou entreprennent dès maintenant des opérations militaires. L’OUA est devenue une organisation fantoche, dans les mains de néocolonialistes et d’impérialistes. Elle n’a pas la machine organisationnelle ni la volonté pour mener une guerre révolutionnaire …Naturellement, les impérialistes, les néocolonialistes et les réactionnaires locaux aiment bien des plates-formes de protestation comme l’OUA. Partout dans le monde, des progressistes ont compris l’inutilité de la protestation non violente et ont commencé à utiliser la violence… Plus que jamais, je suis convaincu que, pour la lutte révolutionnaire socialiste en Afrique, une direction politique et militaire centralisée est nécessaire.”(17)...“J’oserais même affirmer que nulle part, une voie pacifique vers la révolution socialiste n’est possible, et que la révolution est impossible sans violence. L’histoire et le cours de la lutte révolutionnaire socialiste dans le monde le confirment.”

Quatrièmement, N’krumah a été un véritable internationaliste, il avait une vue planétaire et croyait fermement dans la victoire de la révolution socialiste mondiale. Lorsque les troupes du Pacte de Varsovie ont mis fin en août 1968 au “printemps de Prague”, cette répétition générale de la contre-révolution de 1989 – N’krumah analysa les événements dans le cadre de la lutte planétaire entre l’impérialisme d’un côté et le mouvement de libération nationale et le mouvement communiste de l’autre. Il dénonça toute la démagogie “démocratique” qu’utilisaient les impérialistes pour couvrir leurs complots contre-révolutionnaires.

N’krumah écrit le 18 septembre 1968 à Pat Sloan, un communiste anglais qui avait travaillé à l’Institut idéologique de Winneba, fondé en 1961 par N’krumah. “Tu me racontes que la crise tchécoslovaque a été pour toi comme un coup en pleine figure ; pas pour moi. Si l’Union soviétique et les autres membres du Pacte de Varsovie n’avaient pas fait ce qu’ils ont fait, la Tchécoslovaquie aurait été perdue, tout comme l’Indonésie est perdue et le Ghana, et comme la Grèce a été corrompue. L’affirmation de l’Union soviétique, selon laquelle un coup contre-révolutionnaire était imminent, était très probable : le capitalisme occidental appliquait la technique néocoloniale en Europe. Les Russes ont eu raison d’intervenir en Tchécoslovaquie, quelles que soient les réactions suscitées. Je ne suis pas d’accord avec toi quand tu dis que la crise tchécoslovaque est une violation de principes tels que “la révolution ne peut pas être importée”, “non-ingérence”, “chaque pays doit trouver sa propre voie vers le socialisme”, etc. Mais si “la révolution n’est pas un produit d’exportation”, qu’est-ce qui l’est alors ? Je considère le socialisme comme un événement international. Les capitalistes, les impérialistes et les néocolonialistes, avec la USA-CIA comme fer de lance, mènent la contre-révolution partout dans le monde, procèdent partout à des dévastations, détruisent le socialisme. Au moment crucial, quand ils tentent d’exporter la contre-révolution dans le camp socialiste, en Tchécoslovaquie, la Russie et les autres membres du Pacte de Varsovie devaient donc aussi agir.”

N’krumah sentait vaguement le danger que représentait le révisionnisme soviétique pour le socialisme mondial, il en conclut que l’Afrique devait redoubler d’énergie dans le combat pour aider le processus révolutionnaire mondial. En 1967, il écrit à June Milne :
“A propos de la dictature, qu’est-ce que j’entend sur Kosyguine qui affirme à Londres que Mao est un dictateur ? Et qui invite Sa Majesté en Union soviétique ? Les miracles sont de ce monde ! Et la lutte entre la Russie et la Chine s’aiguise. Le socialisme mondial semble en danger ; mais le socialisme vaincra. Tu vois pourquoi je lutte si fort pour l’unité africaine et le socialisme. Une Afrique socialiste unie sera un bastion pour le socialisme mondial. Elle signifiera un renfort pour les forces progressistes et socialistes pour la paix et le socialisme.”

“La catastrophe qui menace le dollar américain plongera le capital financier occidental dans le chaos. Des capitalistes monopolistes qui mènent une guerre capitaliste contre des capitalistes monopolistes ! Et quand, ô quand toute l’Afrique deviendra socialiste, et avec la Chine, la Russie et les démocraties est-européennes, il y aura alors une multitude de rouleaux compresseurs socialistes qui rayeront de la carte le capitalisme, l’impérialisme et le néocolonialisme, et aucun retour ne sera possible pour eux.”

Une cinquième position de N’krumah mérite d’être soulignée : son opposition à toute forme de racisme, aussi bénigne qu’elle soit. N’krumah n’était pas un révolutionnaire noir, mais un révolutionnaire internationaliste. En 1985, j’avais accordé une longue interview à une radio libre parisienne sur mon livre “Pierre Mulele ou la seconde vie de Patrice Lumumba”.
Peu de temps après, un Africain venait me voir et me disait, avec un peu de déception dans le ton : “Donc, vous êtes blanc !” Je voulais savoir où était le problème.
Avec des amis du Parti Révolutionnaire des Peuples de Toute l’Afrique, parti se réclamant de N’krumah, il avait écouté l’émission. Le parti s’était divisé : certains prétendaient que l’auteur du livre, pour parler comme il le fit, devait être noir, tandis d’autres croyaient savoir qu’il fut blanc. J’ai demandé à cet ami s’il croyait, en entendant parler Mobutu, que l’homme était blanc. Et je lui ai dit qu’en politique, je suis, comme le disent les Anglais “colour blind”, je ne vois pas de couleurs.
Je me suis rappelé de cette anecdote des années plus tard, en 1993, lorsque Julia Wright, que j’avais rencontrée au Fespaco, m’a envoyé le livre “The Conakry Years”. Une des premières phrases qui m’est tombée sous les yeux était celle-ci : “I am an internationalist and colour blind”.

A June Milne, qui compila ce livre, N’krumah écrivit quelques mois après son renversement :
“Ne vivons-nous pas une époque excitante, June ? Où que nous regardions, l’histoire est en train de s’écrire, et l’Afrique marche vers sa destination : un gouvernement unifié pour toute l’Afrique, la paix et l’amitié pour tous les gens, quelle que soit leur race ou leur couleur. L’humanité est une.”

Quelques mois plus tard, le mouvement du Black Power déferlait sur les Etats-Unis. N’krumah écrit :
“Le Black Power n’est rien d’autre qu’une protestation violente des démunis contre les possédants. Ce sont les pauvres contre les riches. L’Amérique est le pays des inégalités. L’abondance pour quelques-uns et la misère pour la majorité. Cela ne m’étonnerait pas que certains blancs pauvres s’unissent aux noirs. La situation des pauvres, blancs et noirs, est la même. Ils devraient lutter ensemble et faire du Black Power un véritable pouvoir aux Etats-Unis, indépendamment de la couleur de la peau. Le mouvement s’est appelé Black Power parce que les noirs constituent la majorité des pauvres et des démunis aux Etats-Unis.”
“Le mouvement du Black Power n’est pas en mesure, en soi, de conquérir le pouvoir politique aux Etats-Unis, sauf si cela se fait avec ou dans une collaboration révolutionnaire avec les masses américaines, blanches, noires, etc. Et même alors, il ne peut y avoir d’espoir pour les blancs et les noirs aux Etats-Unis, à moins que le socialisme deviennent le mot d’ordre de ce pouvoir. Il est irréaliste d’affirmer que les ouvriers blancs des Etats-Unis font partie de la structure de pouvoir blanche des Etats-Unis.”

Les limites de la pensée révolutionnaire de N’krumah

Il faut lire N’krumah parce qu’aucun révolutionnaire africain de sa génération n’est allé plus loin, n’a été plus conséquent dans la critique des vieilles idéologies et dans la quête d’une voie socialiste et marxiste. Il a toujours beaucoup à nous apprendre. Ceci étant dit, il importe de prendre conscience de certaines limites de sa pensée révolutionnaire. D’abord, dans le domaine de l’idéologie, N’krumah n’est pas arrivé à la compréhension du marxisme-léninisme comme science de la révolution socialiste. Il ne s’est pas efforcé d’assimiler l’ensemble de l’oeuvre théorique et pratique de Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao Zedong. Sa position sur cette question clé, il l’a résumée ainsi.
“Tu sais que je suis un marxiste et un socialiste scientifique. Je ne me considère toutefois pas comme un léniniste dans le sens particulier. Le léninisme est une application du marxisme à la réalité russe. Mais la réalité russe n’est pas la réalité africaine. Ce que j’essaie de faire, c’est d’appliquer le marxisme – le socialisme scientifique – aux conditions sociales et à la situation africaine. …Je suis un socialiste scientifique et un marxiste et si cela veut dire qu’on est communiste, dans ce cas, je suis communiste. Mais pas un communiste de type marxiste-léniniste… J’ai beaucoup de respect pour Lénine et le léninisme, j’en ai appris beaucoup.” (26) “En Chine, ils ont commis la grande erreur d’adopter le marxisme-léninisme. Cela aurait dû être le marxisme-maoïsme. Cela explique pourquoi il y a eu la Révolution culturelle et pourquoi ils utilisent la Pensée du Président Mao. Qu’est ce, sinon le maoïsme ?”

Ces thèses contiennent plusieurs erreurs. Le léninisme n’est pas seulement une application du marxisme en Russie, c’est surtout un développement de la science marxiste dans une période historique nouvelle. Lénine a fait au moins quatre apports fondamentaux au marxisme : il a développé la stratégie et la tactique de la révolution socialiste dans un grand pays féodalo-capitaliste ; il a analysé de façon scientifique la nouvelle période, où le capitalisme s’est transformé en impérialisme ; il a développé la théorie et la pratique de la construction du parti prolétarien ; et il a développé la théorie et la pratique de la dictature du prolétariat, de la construction du socialisme.
L’argument de N’krumah que la réalité russe est différente de la réalité africaine n’a aucun sens, puisque les réalités anglaise, française et allemande, qui étaient celles de Marx et Engels, étaient tout aussi différentes.

Dire qu’en Chine, il fallait le marxisme-maoïsme et non le marxisme-léninisme, c’est adopter une position nationaliste qui met de façon exagérée l’accent sur l’aspect national de l’oeuvre de Mao.
D’abord, Mao a assimilé l’oeuvre de Marx, mais surtout celle de Lénine et de Staline, pour élaborer, au cours de la lutte, la voie de la révolution chinoise. Détacher la pensée de Mao Zedong du léninisme, c’est falsifier son essence. Ensuite, si l’aspect national, particulier, spécifiquement chinois de l’oeuvre de Mao doit certainement être reconnu, il faut souligner que Mao Zedong a intégré la vérité générale du marxisme-léninisme dans la réalité concrète de la lutte révolutionnaire en Chine.

Dans ses lectures, Nkrumah était très éclectique. Il faisait preuve d’une grande soif d’apprendre et lisait énormément :
“Je lis beaucoup, beaucoup de livres sur beaucoup, beaucoup de choses”, note-t-il en 1969. En quatre semaines, il a dévoré neuf livres dont “L’arrogance du Pouvoir” de Fulbright, “Le messie noir” du pasteur Cleague, “Mandarins” et “Le deuxième sexe” de Simone de Beauvoir, “Guerre de guérilla et marxisme” de Pomeroy et “L’espion qui trahit une génération” de Philby. Dans la même lettre il demande qu’on lui envoie “Pourquoi le Vietnam gagne” de Wilfred Burchett…

Mais dans sa lecture, on ne voit aucun effort systématique pour assimiler les oeuvres de Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao Zedong. Quoiqu’il parle souvent du socialisme scientifique, N’krumah ne fait pas sienne la devise de Lénine, dans son livre “Que Faire ?” :
“Le socialisme, depuis qu’il est devenu une science, veut être étudié comme une science”. Inévitablement, N’krumah commet plusieurs erreurs politique qu’il aurait pu éviter. Lorsqu’il lisait les auteurs classiques, il s’y prenait aussi de façon éclectique. Il notait : “J’ai reçu les quatre tomes de Mao Zedong de l’ambassade chinoise. Je lis et j’étudie très sérieusement. L’avenir de l’Afrique se trouve dans cette direction.”
Mais de Mao, il prend sa manière de diriger la guerre de guérilla, plutôt que sa position fondamentale envers “les trois armes magiques”, c’est-à-dire l’édification du Parti, la formation du Front uni et l’organisation de la lutte armée.

Une deuxième faiblesse dans la pensée de N’krumah se résume ainsi : la pratique révolutionnaire au sein des masses populaires n’a pas, dans cette pensée, la place qui lui revient. L’expérience personnelle de N’krumah à ce propos était limitée. Il a dirigé de larges mouvements de masse contre l’occupant colonial entre 1947 et 1957, mais ces mouvements mobilisaient toutes les classes sociales de la population noire et étaient pacifiques. Comme Premier ministre entre 1957 et 1966, il a élaboré une idéologie nationaliste révolutionnaire, mais il était coupé de la pratique parmi les masses : la politique gouvernementale était, dans une large mesure, définie par d’autres et son application sur le terrain a été l’oeuvre de la droite du Convention People’s Party.

Dans ses écrits de Conakry, N’krumah passa sous silence des questions essentielles de la pratique révolutionnaire. En fait, il plaçait son espoir de retour au pouvoir dans un coup d’Etat ou dans l’effondrement du régime dû à des protestations populaires. N’krumah ne traitait pas d’une lutte populaire de longue haleine ni de la lutte clandestine ni de l’organisation politique des masses. La sous-estimation de la pratique révolutionnaire de masse se reflète aussi dans le fait qu’aucun des adjoints ou des partisans de N’krumah n’a pris la tête d’une organisation révolutionnaire, préparant la guérilla au Ghana.

Sous ce rapport, Pierre Mulele au Congo-Kinshasa est allé plus loin sur la voie révolutionnaire que N’krumah. Si N’krumah a bien analysé le néocolonialisme et la lutte des classes dans un pays néocolonial, Mulele est parti de ces positions pour développer une pratique révolutionnaire conséquente : politisation des masses paysannes et ouvrières, organisation des masses, lutte armée populaire.

Ces deux faiblesses théoriques et pratiques ont été à la base d’erreurs stratégiques dans la pensée politique de N’krumah. Dans “La Lutte des Classes en Afrique”, le chapitre central traite de la “révolution socialiste en Afrique”. Or, N’krumah n’arriva pas à définir clairement la nature de la révolution, ses tâches fondamentales et les classes qui y participent. Il confondait l’étape de la révolution nationale et démocratique et celle de la révolution socialiste. Ici, il apparaît clairement qu’il n’a pas étudié sérieusement les ouvrages fondamentaux sur la stratégie révolutionnaire écrits par Lénine (“Deux tactiques de la social-démocratie” – 1905) et Mao Zedong (“La Démocratie nouvelle” – 1940).

Voici ce qu’affirmait N’krumah :
“Pas la dictature du prolétariat mais la dictature des masses”. “Léninisme = marxisme + bolchevisme, c’est-à-dire l’application russe du marxisme, la dictature du prolétariat. Cela ne peut pas être appliqué à l’Afrique, cela doit être la dictature des masses Marxisme-Nkrumaïsme”.

C’est la confusion la plus complète. Contrairement à que pense N’krumah, Lénine a été le premier à formuler scientifiquement une stratégie visant la “dictature des masses”…
En 1905, en Russie, il s’agissait de renverser la dictature féodale tsariste et Lénine prônait une révolution populaire visant à instaurer la dictature du prolétariat et de la paysannerie, c’est-à-dire une dictature démocratique qu’on peut appeler aussi une dictature des masses. Dans l’optique de Lénine, cette première révolution, démocratique, devait conduire nécessairement à une nouvelle révolution, socialiste celle-là, qui instaurera la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre.

Cette stratégie de la révolution en deux étapes a été développée pour les pays coloniaux et semi-coloniaux par Mao Zedong : la révolution anti-impérialiste et antiféodale (révolution nationale et démocratique) comme première phase sur le chemin de la révolution socialiste. N’krumah ne comprenait pas la nature de la révolution nationale et démocratique et le rôle des différentes classes dans cette révolution. C’est particulièrement frappant lorsqu’il parle de l’Inde.
“Je me fais aussi des soucis à propos de l’Inde et de la pauvre Indira Ghandi. Il y a là une lutte en cours entre la bourgeoisie nationale et les socialistes. Je ne voudrais pas que la situation empire à tel point que l’armée ait un prétexte pour intervenir. J’espère vraiment qu’Indira pourra unifier tous les groupes de gauche et constituer un vrai parti socialiste qui collaborera avec le parti communiste !” .
En Inde, Indira Ghandi représentait la grande bourgeoisie compradore, liée à l’impérialisme et profondément antipopulaire. La stratégie des communistes indiens n’était certainement pas de s’unir avec le Congrès d’Indira Ghandi, mais de mobiliser les ouvriers et les masses paysannes dans la lutte révolutionnaire pour le renverser par le pouvoir du Congrès !

Mais la faiblesse la plus marquée dans la pensée de N’krumah réside indiscutablement dans sa méconnaissance de la question vitale de l’édification du Parti communiste. L’absence d’une organisation révolutionnaire digne de ce nom, est le mal le plus profond de pratiquement tous les mouvements révolutionnaires en Afrique. N’krumah a dû constater que son propre Convention People’s Party avait complètement échappé à son contrôle et avait carrément mis à l’écart son idéologie, le nkrumaïsme.

La bourgeoisie ghanéenne contrôlait le Parti et l’utilisait à son profit sans trop se préoccuper des discours socialisants de son président. De cet échec cuisant, N’krumah n’a pas tiré de leçons. Ses réflexions ne portaient pas sur l’édification d’un parti communiste, sur les questions de sa formation, de sa nature, de sa pratique, de ses caractéristiques et de ses règles. C’est ici que la sous-estimation de l’oeuvre de Lénine et de Staline chez N’krumah fait le plus de dégâts. Les ouvrages de Lénine (“Que faire ?” de 1902 et “Un pas en avant, deux pas en arrière” de 1904) et de Staline (“Les principes du léninisme” de 1924 ; “Pour une formation bolchevique” – Rapport de mars 1937" et “L’Histoire du PC bolchevik” de 1938) contiennent tout ce qui est essentiel pour construire un Parti communiste capable d’affronter l’impérialisme et de diriger la révolution socialiste.

Mais N’krumah ne se rendait pas compte que la force de Lénine et de Staline se trouvait dans le parti. N’krumah écrit :
“Le dirigeant d’un mouvement socialiste révolutionnaire est la personnification de la lutte populaire, ni plus ni moins. Il ne doit pas être vu isolé des masses, mais comme inséparable d’elles. Le non-sens du ‘culte de la personnalité’ est une invention des révisionnistes. Où aurait été l’Union soviétique sans Lénine, Staline ?”
N’krumah a parfaitement compris le but des révisionnistes en s’attaquant au soi-disant ‘culte de la personnalité’ de Staline. Mais il manquait le point essentiel : si Lénine et Staline ne peuvent pas être vus isolés des masses, ils peuvent encore moins être séparés du Parti ! Staline a dit à juste titre : “Que nous apprend l’histoire du Parti communiste de l’URSS ? Elle nous apprend tout d’abord que la victoire de la révolution prolétarienne, la victoire de la dictature du prolétariat est impossible sans un parti révolutionnaire du prolétariat, exempt d’opportunisme, intransigeant vis-à-vis des conciliateurs et des capitulards, révolutionnaire vis-à-vis de la bourgeoisie et de son pouvoir d’Etat.”

Comme N’krumah n’a pas saisi l’importance crucial du léninisme et surtout de la conception léniniste du Parti, il ne pouvait pas comprendre la nature de l’opportunisme dans un parti révolutionnaire.

Lénine a développé l’idée de Marx que la lutte des classes trouve son reflet au sein du Parti et que les courants opportunistes expriment, de façon détournée, les intérêts de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Lorsqu’on laisse l’opportunisme et le révisionnisme se développer, ils constituent finalement une ligne cohérente qui mène le Parti communiste à la mort. Seule la lutte permanente contre l’opportunisme sous toutes ses formes, de haut en bas, permet au Parti de maintenir son orientation et sa vigueur révolutionnaires.

Au cours des années soixante a eu lieu le grand débat entre le Parti communiste de l’Union soviétique et le Parti communiste chinois. Il s’agissait d’une lutte entre marxisme révolutionnaire et opportunisme qui allait décider de l’avenir de la révolution socialiste mondiale. N’krumah s’opposa aux erreurs les plus grossières des révisionnistes, mais il ne s’est pas du tout impliqué dans cette confrontation idéologique. Ceci reflète probablement l’influence du nationalisme étroit chez cet internationaliste convaincu. En effet, N’krumah soulignait avec force que la Révolution africaine fait partie intégrante de la révolution mondiale.

Mais cette thèse peut être interprétée d’une façon étroite, et alors “l’indépendance” africaine par rapport aux métropoles coloniales devient le but central de la lutte ; l’aide économique, diplomatique et militaire du monde socialiste sont conçues comme une condition pour pouvoir réaliser cette indépendance. Cette position, et la conception de la solidarité internationale qu’elle implique, est acceptable pour la bourgeoisie nationaliste et révolutionnaire. Si N’krumah avait pris une position internationaliste conséquente, il se serait profilé comme un dirigeant du mouvement communiste international et il aurait compris la nécessité vitale de prendre part à la lutte contre l’opportunisme sous toutes ses formes.

N’krumah ne pouvait pas s’engager dans cette voie parce qu’il n’avait pas tiré toutes les conclusions de sa propre expérience avec l’opportunisme dans son parti. Samuel Ikoku, un des collaborateurs les plus radicaux de N’krumah, apporte le témoignage suivant : “Fin 1964, j’ai informé N’krumah que le Parti avait un urgent besoin d’une totale réorganisation et d’une épuration. N’krumah jugea que j’étais dans l’erreur. Il estimait que le C.P.P. était solide et travaillait bien.”

Après son renversement, N’krumah a été accusé d’être “un tyran comme Staline”… Mais même alors, il ne s’est pas penché sur l’oeuvre de Staline, sur sa lutte politique franche et ouverte contre l’opportunisme et son expérience de l’épuration du parti. La bourgeoisie internationale dénigre l’expérience de Staline dans le domaine de l’épuration, parce qu’il s’agit d’une question vitale pour tout parti révolutionnaire.

Prenons le premier Comité central du C.P.P. formé en 1949 et qui comptait neuf membres. Au moment de l’indépendance, un était décédé et deux avaient déjà trahi le Parti. Cinq autres devinrent des bourgeois contre-révolutionnaires : Gbedemah, Welbeck, Kojo Botsio, Krobo Edusei, Kofi Baako.
N’krumah, seul, continua le combat anti-impérialiste. Pour poursuivre la voie révolutionnaire, N’krumah aurait donc dû épurer tous ces bourgeois du Parti. On s’imagine déjà les clameurs hystériques qu’aurait poussées l’impérialisme sur le thème bien connu : “La Révolution dévore ses propres enfants…”

Mais faute d’épuration, c’est la contre-révolution qui a dévoré les révolutionnaires.

Pour conclure, disons que la pensée de N’krumah a constitué l’idéologie révolutionnaire africaine la plus conséquente pendant le combat pour l’indépendance et pour la défense de cette indépendance contre les assauts du néocolonialisme. Néanmoins, elle n’a pas atteint le niveau d’une idéologie scientifique, intégrant la vérité générale du marxisme-léninisme à la pratique spécifique et créatrice de la révolution africaine.

Dans une polémique avec les trotskistes, N’krumah a correctement souligné la nécessité d’une approche spécifique des conditions particulières de l’Afrique. En 1967, il écrit à June Milne : “Je t’envoie la revue ‘Ghana : la fin d’une illusion’. C’est une revue radicale de gauche, apparemment de tendance trotskiste. Leur analyse du coup d’Etat au Ghana est très malhonnête. Leur ligne est incorrecte et historiquement fausse. D’une façon ou d’une autre, je dois les dénoncer. Nous devons dénoncer ce genre de théoriciens que Lénine a classifié comme ‘communistes gauchistes’ – la maladie infantile. Tu vois, dans notre lutte pour l’indépendance et le socialisme, surgissent beaucoup de problèmes et les solutions doivent être trouvées dans la situation locale, concrète, historique du moment.”

Seulement, N’krumah lui-même n’était pas bien armé pour accomplir cette tâche. Il n’avait pas fait les efforts nécessaires pour assimiler toute la science du marxisme-léninisme et de la pensée de Mao Zedong. Il n’avait pas pris en main comme il se doit la lutte des classes et la mobilisation révolutionnaire des masses lorsqu’il dirigea le Ghana. Par conséquence, l’idéologie du “consciencisme” qu’il a élaborée en 1964 est marquée par l’idéalisme, elle n’est pas le résultat de la fusion d’une pensée révolutionnaire avec une pratique révolutionnaire conséquente.
Il n’avait pas de parti révolutionnaire qui pouvait être le creuset d’une idéologie scientifique. Celle-ci naît de l’unité entre la science marxiste et la pratique révolutionnaire des masses. C’est uniquement dans le Parti que cette fusion permanente entre théorie et pratique peut être réalisée. Créer une idéologie scientifique de la révolution africaine est la tâche de la nouvelle génération qui se lèvera contre la dictature impérialiste et qui soulèvera les masses populaires.

Cette nouvelle génération et ses dirigeants sauvegarderont l’œuvre de N’krumah, de Mulele et de Cabral, et le porteront à un plus haut niveau.


[1Ghana – the autobiography of Kwame Nkrumah, Thomas
Nelson Editor, London, 1959, p.240.

[2Kwame Nkrumah – The Conakry Years, June Milne, Panaf, an imprint by Zed Press, London, p.45.

[3Ghana – the autobiography, ibid., p. 10.

[4The Conakry Years, ibid., p.161.

[5Id.

[6Id., p.116 ; 184 ; 233.

[7The Conakry Years, ibid. p.71.

[8Id., p.376.

[9Kwame Nkrumah, La lutte des classes en Afrique, Présen

   

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