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Sanofi : les scandales derrière le scandale
vendredi 18 octobre 2024 par Olivier Petitjean.
De quoi le Doliprane est-il le nom ?
Le capitalisme d’affaire dans toute sa splendeur ! Avec l’ANC demandons la nationalisation de tout le secteur français de la santé. (JP-ANC)
L’annonce par le groupe Sanofi qu’il était entré en négociations exclusives avec le fonds CD&R pour lui revendre ses activités dans les médicaments sans ordonnance – dont la célèbre petite boîte jaune du Doliprane – a suscité un tollé général qui était éminemment prévisible.
L’attention se focalise avant tout sur la nationalité étasunienne des repreneurs. Cette opération fait revenir le spectre d’affaires précédentes où des fleurons industriels tricolores ont été vendus à des intérêts américains avec la complaisance, si ce n’est la complicité active, des plus hautes sphères de l’État.
En réalité, le scandale en cache beaucoup d’autres.
D’abord, ce n’est pas tant l’origine américaine de CD&R que la nature même de son « business » , le capital-investissement ou private equity qui pose question. Certes, CD&R n’est sans doute pas le plus rapace des fonds qui sévissent aujourd’hui dans son secteur d’activité. Il n’en reste pas moins que son modèle consiste à racheter des entreprises en contractant des dettes importantes (le fameux LBO pour leveraged buy-out) pour se rembourser un peu plus tard après avoir restructuré l’entreprise pour la rendre plus profitable et la revendre ensuite avec une copieuse plus-value.
CD&R n’achète Opella, la filiale dédiée aux médicaments grand public de Sanofi, que pour quelques années tout au plus, et les salariés ont raison de s’inquiéter (tout comme les consommateurs).
De ce point de vue, il n’est pas sûr que la solution alternative d’une reprise par le fonds de private equity « français » PAI Partners, appuyée par les fonds souverains singapourien et émirati, soit beaucoup plus prometteuse.
S’il est une entreprise qui illustre la profonde illusion, pour ne pas dire supercherie, qui se niche au cœur de la notion de « champions nationaux », c’est bien Sanofi. Ses dirigeants l’exploitent d’ailleurs avec un cynisme que l’on pourrait presque qualifier d’admirable tant il est éhonté.
On se souvient qu’au plus fort de la pandémie de Covid, le patron de Sanofi Paul Hudson avait froidement annoncé qu’il livrerait ses premiers vaccins (lesquels ne se sont d’ailleurs finalement pas matérialisés) aux États-Unis parce qu’ils avaient offert plus d’argent. Il avait enchaîné en reprenant à son compte le slogan de la « souveraineté » pour réclamer des aides publiques, qu’il a d’ailleurs obtenues.
Le jour même ou presque, comme pour bien faire passer un message, il annonçait des centaines de suppressions d’emplois en France. (Nous avons parlé de tout ceci dans le cadre de notre projet Allô Bercy sur les aides publiques aux entreprises, voir Sanofi, ou l’indécence au sommet).
Le sujet des aides publiques dont bénéficie Sanofi depuis des années en France est légitimement au centre de la polémique autour de la cession d’Opella. Le nouveau ministre de l’Économie Antoine Armand a promis aux parlementaires un bilan de toutes les aides perçues par le groupe (au passage : quel aveu d’impuissance ou d’incurie qu’un tel bilan ne soit pas déjà disponible !).
La somme de 1,5 milliard d’euros de crédit impôt-recherche est par exemple évoquée – alors même que Sanofi n’a cessé de tailler dans ses effectifs de recherche-développement depuis des années.
C’est loin d’être la seule forme de soutien financier dont a bénéficié l’entreprise. Si Bercy produit jamais le bilan promis par le ministre, on verra si celui-ci inclut toutes les aides indirectes dont a bénéficié Sanofi au titre des divers crédits d’impôts, exonérations de cotisation, rachats d’obligations par les banques centrales et autres.
L’aide n’a pas été seulement financière.
C’est l’État qui a donné naissance à Sanofi au sein du groupe Elf Aquitaine et qui favorisé son essor en l’encourageant à racheter à tour de bras la plupart de ses concurrents français (Synthélabo, Aventis) pour constituer un « champion » mondial qui n’a ensuite eu de cesse de supprimer des emplois et de redistribuer massivement ses profits (et parfois davantage) à ses actionnaires (lire Sanofi, ou la restructuration permanente au service des dividendes et voir le quatrième volet de nos « Pharma Papers »).
Aujourd’hui, les cadres de l’entreprise et ses défenseurs dans les médias font valoir que Sanofi n’est plus aussi français que ça et réalise l’essentiel de son chiffre d’affaires aux États-Unis. Ce qui ne l’empêche pas de continuer de faire appel aux dirigeants français. Ses déclarations d’activités de lobbying auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique sont une litanie de demandes de soutien à la diplomatie tricolore, ici pour ses affaires au Mexique, en Turquie, en Libye ou en Algérie, là pour obtenir le soutien de la France au niveau des institutions européennes.
Si Sanofi décide aujourd’hui de revendre Opella à des fonds d’investissement, ce n’est pas avec le souci d’assurer la pérennité de sa filiale, mais pour en retirer le maximum de cash le plus rapidement possible. Les milliards d’euros promis par CD&R serviront à ce qui est maintenant le cœur du métier du groupe comme de toutes les autres multinationales du médicament : spéculer sur les molécules les plus prometteuses acquises auprès de start-ups et grâce auxquelles elles pourront extorquer les prix les plus exorbitants possibles aux patients et aux système d’assurance maladie (voir, à nouveau, nos Pharma Papers).
Le pire des scandales, qui se cache derrière tous les autres, n’est-il pas justement la réalité de l’industrie pharmaceutique d’aujourd’hui, totalement colonisée par la finance et par une logique de maximisation brutale des profits sur le dos de la santé publique ?
L’idée brandie par le gouvernement d’une entrée de l’État ou de Bpifrance au capital d’Opella ne va pas changer grand chose à cet état de fait, et ne fera qu’y ajouter une couche de vernis public, avec l’espoir d’en atténuer un petit peu les dégâts.
La vraie question que pose l’affaire du Doliprane, c’est celle de sortir véritablement le médicament de l’emprise de la finance et de multinationales dont on ne peut plus sérieusement, dans ce domaine, attendre rien de bon.
« Cachez ce lobbying que je ne saurais voir »
Peut-on être financé par des grandes entreprises, n’avoir à son comité de direction que des représentants des grandes entreprises ou de cabinets d’avocats d’affaires, défendre des propositions favorables aux grandes entreprises (parfois sous la forme de mesures prêtes à l’emploi), favoriser l’accès des grandes entreprises aux décideurs et ne pas être un « représentant d’intérêts », et donc être exempté de toute obligation de transparence ?
C’est apparemment ce que semble penser le Conseil d’État, qui a donné raison le 14 octobre à l’institut Montaigne. Celui-ci contestait la demande que lui avait adressée la Haute autorité pour la transparence de la vie publique de s’inscrire au registre public des représentants d’intérêts et d’y déclarer ses dépenses et ses activités de lobbying, argumentant qu’il n’effectuait que des activités de réflexion, de recherche et d’expertise. La même requête avait été adressée par la HATVP à d’autres think tanks qui ont obtempéré.
La décision du Conseil d’État est problématique sur la forme, puisqu’il invente des critères de ce qui constitue ou non un représentant d’intérêts qui vont à l’encontre de ce qu’a prévu le législateur. Elle l’est aussi sur le fond, puisque les think tanks sont en réalité une composante importante du travail d’influence des entreprises et des milieux d’affaires, d’autant plus redoutable qu’elle se cache derrière un voile d’objectivité, de neutralité et de prestige intellectuel.
On rappellera en outre que les obligations de transparence prévues par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique restent assez modestes. On voit mal en quoi elles constitueraient une menace ou une charge excessive pour l’institut Montaigne, qui a été fondé et présidé par les dirigeants d’Axa (Claude Bébéar puis Henri de Castries) et dont il est de notoriété publique qu’il est un outil d’influence au service des milieux d’affaires.
On en vient à se demander si la décision du Conseil d’État n’est pas elle-même le produit de ce lobbying qui selon lui n’existe pas. On sait en effet que la Cour est elle-même une cible directe d’influence pour les milieux économiques, et que le corps des conseillers d’État est lui aussi familier des portes tournantes avec les grandes entreprises et les grands cabinets d’avocats d’affaires.
Sur ce sujet, lire notre enquête Les Sages sous influence ?.
Un des membres du comité directeur de l’institut Montaigne, le PDG de La Poste Philippe Wahl, est lui-même ancien conseiller d’État.
Voir en ligne : https://multinationales.org/fr/actu...