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Ce que nous apprend le triste sort du pont Morandi

lundi 27 août 2018 par Descartes

C’était une belle matinée d’été à Gênes lorsque le pont Morandi s’est brusquement écroulé, entrainant dans sa chute une quarantaine de vies et provoquant, et pour plusieurs années, une pagaille monstre dans l’activité économique de la ville et au-delà. Et comme souvent ces temps-ci, pas un jour ne s’était écoulé sans qu’on commence à rechercher un coupable. Les politiques, le gouvernement, l’Etat, l’Europe, l’entreprise concessionnaire et/ou ses actionnaires, tout le monde y est passé. On a assisté à des exercices de communication de toute sorte : Autostrade per l’Italia, concessionnaire du pont, a déclaré n’avoir commis aucune faute, mais a tenu à « présenter ses excuses aux victimes » ce qui est, vous me l’accorderez, plutôt paradoxal. Le ministre des transports a désigné comme responsables les gouvernements antérieurs – c’est de bonne guerre – tandis que Matteo Salvini, ministre de l’Intérieure et homme fort du gouvernement a déclaré – et il n’a pas tout à fait tort – que c’était la faute à l’Europe.

Ce mode de communication s’explique aisément. Aujourd’hui, chaque accident, chaque désastre l’opinion exige qu’on désigne un bouc émissaire. C’est humain : nous aimons nous imaginer que nous vivons dans un monde parfait, où la maladie, l’accident, la mort n’arrivent que par la faute d’une ou ses personnes. Une fois ces personnes pendues, le monde récupérera donc sa pureté originale et nous pourrons à nouveau dormir sur nos deux oreilles. Les responsables politiques et techniques savent parfaitement comment le système marche, et comme personne n’a envie d’être pendue, la première question que se pose le dirigeant devant une catastrophe est « sur qui je peux rejeter la responsabilité de cette affaire » ?

Souvenez vous, il n’y a pas si longtemps, comment es dirigeants de la SNCF ont largement communiqué, lors de la dernière panne électrique gare Montparnasse, sur le fait que c’était la défaillance d’un poste de transformation de RTE qui était à l’origine de la panne. La direction de la SNCF avait même, par communiqué de presse, annoncé qu’elle avait exigé que RTE accélère les travaux de réparation – comme si RTE avait besoin qu’on lui rappelle l’urgence.

Mais il ne faudrait pas que cet l’arbre de la communication nous cache la forêt. Car cette affaire – comme beaucoup d’autres dont la répétition régulière nous rappelle, heureusement de manière moins dramatique, combien nos infrastructures se dégradent lentement mais sûrement – montre qu’il est illusoire d’attribuer la responsabilité de cette affaire à une personne ou un groupe de personnes.

La faute, si on peut parler de faute, incombe à un système social et politique. Un système qui pousse irrésistiblement les gens, aussi estimables soient-ils à titre personnel, à des comportements qui aboutissent à ce genre de catastrophe. Il est illusoire d’imaginer que le désastre serait le fait d’une conspiration de méchants qu’il suffirait de mettre à bas. C’est au contraire le fait qui d’un système qui fait de chacun de nous un meurtrier en puissance.

Nulle part ces mécanismes ne sont plus visibles que dans le domaine des infrastructures. Mais on le trouve aussi dans beaucoup d’autres domaines : la recherche, le développement industriel, les institutions, la politique budgétaire, bref, dans tous les domaines où les actes des individus s’inscrivent dans un temps long, susceptible de dépasser la durée de leur passage aux affaires, voire leur vie même. Le problème, en résumé, est le suivant : Un pont, un barrage, un canal, un système d’adduction d’eau, une centrale nucléaire, une ligne électrique, une école, une université, un programme de recherche ont une durée de vie qui dépasse souvent largement le demi-siècle entre le moment ou la décision est prise de le construire et le moment où il cesse de produire ses fruits.

Ces durées de vie sont conditionnées à une surveillance et à un entretien constant. Et j’insiste lourdement sur le mot « constant ». Car de la même manière qu’une voiture régulièrement entretenue peut rouler plusieurs dizaines d’années, une voiture fusse-t-elle neuve laissée sans entretien pendant une longue période aura une vie utile bien plus courte.

Le décideur qui gère une infrastructure publique doit prendre donc une décision qui consiste, pour faire court, à dépenser de l’argent aujourd’hui pour un résultat qui ne sera visible que dans dix, vingt, trente ans, c’est-à-dire, à un moment où il aura quitté depuis longtemps les affaires et peut-être même cette planète. Il doit expliquer aux citoyens d’aujourd’hui qu’il faut se serrer la ceinture pour que l’infrastructure soit utilisable par leurs enfants, leurs petits-enfants, leurs arrière-petits-enfants.

Alors qu’il est tellement plus facile de faire abstraction d’un avenir qu’on ne connaîtra pas et de consacrer cet argent à des gratifications immédiates… Pourtant, me direz-vous, pendant des siècles ce n’est pas comme cela que ça s’est passé. Des décideurs romains ont construit des aqueducs qui existent – et fonctionnent – encore aujourd’hui, et plus près de nous les décideurs des « trente glorieuses » se sont serrés la ceinture pour construire les infrastructures dont nous bénéficions encore aujourd’hui. Il faut donc se demander ce qui poussait ces hommes à prendre ce type de décisions, et pourquoi ce mécanisme ne fonctionne plus aujourd’hui.

Est-ce que les gens d’hier étaient plus vertueux que ceux d’aujourd’hui ? Bien sûr que non. S’il existe toujours des individualités exceptionnelles, le comportement moyen dépend de la manière dont le système encourage certains comportements, décourage d’autres. Les décideurs de l’empire romain comme ceux des « trente glorieuses » étaient éduqués et vivaient dans une société imprégnée de l’idée que l’individu n’était rien, que la lignée était tout.

Avant d’être soi-même, on était membre d’une famille, d’un clan, d’une cité, d’un corps, d’une nation. Toutes institutions qui ont une permanence qui va bien au-delà de la durée de vie d’un individu. Dans ces sociétés, on pratiquait un culte assidu des ancêtres, et on était donc encouragé à maintenir une réputation, à laisser aux générations futures des œuvres qui puissent maintenir sa mémoire pour les siècles à venir.

C’est là que se trouve la principale originalité de notre époque. Nous vivons dans une société qui a coupé la chaine de la transmission, qui ne cherche plus ses références dans l’histoire, qui a rejeté ses ancêtres et leurs œuvres, qui n’a pas de mémoire. Pourquoi, dans ces conditions, l’individu penserait-il à un avenir où il ne sera plus là ? En étant membre d’une collectivité instituée et seulement accessoirement un « moi », l’individu accédait à l’éternité. Il restait mortel, certes, mais son action se reflétait dans le prestige de sa famille, de son corps, de sa cité, et cela pour l’éternité.

En étant d’abord un « moi », l’homme redevient un mortel, dont les œuvres s’effacent avec sa disparition. Il faut donc se dépêcher de « jouir sans entraves » tout de suite des bien qu’on a. A quoi bon les consacrer à des opérations – comme l’entretien des ouvrages publics – dont on ne verra le résultat que dans des dizaines d’années ? Et en tant que décideur, pourquoi se battre pour faire accepter des travaux ou défendre des budgets qui ne servent qu’à rendre plus facile la vie de vos successeurs ?

Il faut se rendre à l’évidence : une société qui n’est pas éduquée dans le culte de l’histoire ne peut se penser que dans l’instant présent. Les citoyens qui la composent ne peuvent penser l’avenir au-delà de leur propre horizon vital ou professionnel.

C’est ainsi qu’on peut comprendre pourquoi les politiques d’austérité, qui en d’autres temps touchaient d’abord la consommation, touchent aujourd’hui essentiellement les investissements. C’est aussi ce qui explique la propension croissante de nos sociétés à vivre sur l’endettement. Un endettement qui revient à transférer sur l’avenir – un avenir qui ne nous concernera plus – les dépenses du présent.

L’avènement de la société de communication a renforcé encore cette illusion. C’est que, voyez-vous, le travail d’entretien est l’anti-communication par excellence. Comme tout travail d’anticipation, il n’est visible que lorsqu’il est mal fait. Quel bénéfice tire l’ingénieur, l’élu, le ministre lorsque le pont est bien entretenu ? Aucun. Leur seul intérêt est que si la dégradation par défaut d’entretien provoque son écroulement – ou le besoin de faire de coûteux travaux de reconstruction – cela n’arrive pas pendant leur mandat, devenu avec les années de plus en plus court.

Pire : ceux qui consacreront des ressources à l’entretien se verront accusés de crier au loup, de gâcher des ressources pour conjurer un risque inexistant. Exactement ce qu’on a reproché à ceux qui proposaient de refaire le pont Morandi. Exactement ce qu’une partie de la « gauche radicale » et les écologistes reprochent aux « grands projets inutiles ».

Pour le moment, les conséquences de cette transformation ne sont pas trop visibles, du moins chez nous. Notre pays détient en effet un énorme patrimoine d’infrastructures publiques. C’est le résultat d’un effort de construction commencé déjà sous l’ancien régime, avec des ponts et des canaux qui pour certains sont en service aujourd’hui. Mais l’effort connaît une accélération dans l’entre-deux guerres et devient massif après 1945 et jusque dans les années 1980. Pour le dire vulgairement, les générations nées avant la guerre se sont crevées le cul pour construire un énorme patrimoine de routes, de ponts, de voies ferrées, de barrages, de canaux, de ports, de centrales et de réseaux électriques, de distribution d’eau, de moyens de défense et de dissuasion, d’écoles et d’universités, de logements sociaux.

La génération suivante, celle qui est née après la guerre – et qui a fait mai 1968 – a reçu donc en héritage un pays refait à neuf. Et elle s’est comportée comme beaucoup de propriétaires d’une voiture neuve qui s’imaginent que parce qu’elle est neuve elle n’a pas besoin d’entretien ou de surveillance. Depuis trente-cinq ans, cette génération vit donc en consommant le capital accumulé, laissant vieillir – souvent avec un entretien minimal – cet héritage, entretenant l’illusion que ce patrimoine est là pour l’éternité. Seulement voilà : après trente ans de négligence, ce patrimoine se dégrade au point que certains ouvrages deviennent dangereux. On est déjà réduit à interdire ou restreindre l’utilisation de certains ouvrages, sous peine de les voir subir le sort du pont Morandi. Et on voit se multiplier les défaillances sur les infrastructures électriques ou ferroviaires.

Et forcément, on criera au scandale chaque fois qu’un pont s’effondrera, chaque fois qu’une gare sera paralysée. Alors qu’aujourd’hui, bourgeois et « classes moyennes » communient dans la religion de la réduction de la dépense publique et du « on vit au-dessus de nos moyens » (ce « nous » étant bien entendu les couches populaires), les plus ardents avocats de la baisse de la dépense publique n’expliquent jamais quelles sont les dépenses qu’il faut réduire.

Faut-il moins d’infirmières, moins de policiers, moins de pompiers, moins de soignants dans les EHPAD, moins d’éducateurs pour les handicapés, moins d’instituteurs, moins d’inspecteurs des fraudes, de la sûreté nucléaire, des installations classées ?

La baisse de la dépense publique implique nécessairement une réduction du service rendu, car si des gains de productivité sont sans doute possibles dans les services publics, même le secteur privé a du mal à gagner 1% de productivité par an. Mais réduire le service, c’est faire des mécontents. C’est pourquoi, à l’heure de réduire les dépenses on supprime ce qui se voit le moins. Et ce qui se voit le moins, c’est l’entretien des infrastructures… du moins aussi longtemps que celles-ci ne s’écroulent pas. Les conséquences sont transférées à nos successeurs, et au prix fort [1]. Car le coût de la dégradation croit exponentiellement avec le temps : la tuile envolée que vous ne remplacez pas aujourd’hui provoquera des dégâts considérables à la prochaine pluie…

Nos concitoyens – et tout particulièrement ceux qui appartiennent aux « classes moyennes » - vivent dans une totale schizophrénie. D’un côté, ils votent ceux qui ont pour programme la réduction de la dépense publique et des impôts, de l’autre ils s’indignent lorsqu’il faut attendre longtemps dans les urgences à l’hôpital, que leur train a du retard, que le pont est fermé par défaut d’entretien, que l’opérateur du SAMU les maltraite. Comme disent les anglais, « you get what you pay for » (« vous aurez ce que vous acceptez de payer »).

Le monde merveilleux ou l’on étend les services et on réduit les dépenses n’existe pas.


Voir en ligne : http://descartes.over-blog.fr/2018/...


Nous vous proposons cet article afin d’élargir notre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s’arrête aux propos que nous reportons ici.


[1De ce point de vue, la gestion de la maintenance du parc nucléaire lors de l’ouverture du capital d’EDF fournit un exemple intéressant. Pendant des années, la politique de la direction de la production nucléaire d’EDF était d’augmenter la disponibilité des installations nucléaires – c’est-à-dire, le temps pendant lequel une centrale est disponible pour produire – et poussant la réflexion pour améliorer la maintenance et réduire les durées d’arrêt des installations. Mais à l’approche de l’ouverture du capital, il fallait embellir les comptes et donc réduire les dépenses. On reporta alors les grands programmes de maintenance, on augmenta la périodicité, on passa dans certains domaines de la maintenance préventive à la maintenance curative. Conséquence : quelques années plus tard la disponibilité s’est écroulée, passant d’un point haut à 84% à un point bas à 72%. Mais l’ouverture du capital était depuis longtemps passée… et les dirigeants aussi.

   

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