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Introduction à l’étude de la philosophie par Antonio Gramsci

jeudi 23 juin 2022 par Antonio Gramsci

Une introduction à la philosophie de portée générale, utile à tous ceux qui s’y intéressent, due à Antonio Gramsci (1891-1937), philosophe italien de réputation mondiale et dirigeant communiste, rédigée dans les prisons de Mussolini vers 1932.

Extraits du Cahier de Prison numéro 11, § 12, traduction et notes d’André Tosel, Éditions Sociales, mis en ligne par l’Université canadienne de Chicoutimi. Les notes sont accessibles en bas de page (NDGQ).

1.Introduction à l’étude de la Philosophie. Quelques points de référence préliminaires

Il faut détruire le préjugé très répandu que la philosophie est quelque chose de très difficile du fait qu’elle est l’activité intellectuelle propre d’une catégorie déterminée de savants spécialisés ou de philosophes professionnels ayant un système philosophique. Il faut donc démontrer en tout premier lieu que tous les hommes sont « philosophes », en définissant les limites et les caractères de cette « philosophie spontanée », propre à « tout le monde », c’est-à-dire de la philosophie qui est contenue : 1. dans le langage même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non certes exclu­si­­vement de mots grammaticalement vides de contenu ; 2. dans le sens commun et le bon sens ; 3. dans la religion populaire et donc également dans tout le système de croyan­ces, de superstitions, opinions, façons de voir et d’agir qui sont ramassées gé­né­ralement dans ce qu’on appelle le « folklore ».

Une fois démontré que tout le monde est philosophe, chacun à sa manière, il est vrai, et de façon inconsciente - car même dans la manifestation la plus humble d’une quelconque activité intellectuelle, le « langage » par exemple, est contenue une con­cep­tion du monde déterminée -, on passe au second moment, qui est celui de la critique et de la conscience, c’est-à-dire à la question : est-il préférable de « penser » sans en avoir une conscience critique, sans souci d’unité et au gré des circonstances, autre­ment dit de « participer » à une conception du monde « imposée » méca­ni­quement par le milieu ambiant ; ce qui revient à dire par un de ces nombreux groupes sociaux dans lesquels tout homme est automatiquement entraîné dès son entrée dans le monde conscient (et qui peut être son village ou sa province, avoir ses racines dans la paroisse et dans l’ « activité intellectuelle » du curé ou de l’ancêtre patriarcal dont la « sagesse » fait loi, de la bonne femme qui a hérité de la science des sorcières ou du petit intellectuel aigri dans sa propre sottise et son impuissance à agir) ; ou bien est-il préférable d’élaborer sa propre conception du monde consciemment et suivant une attitude critique et par conséquent, en liaison avec le travail de son propre cerveau, choisir sa propre sphère d’activité, participer activement à la production de l’histoire du monde, être à soi-même son propre guide au lieu d’accepter passivement et de l’extérieur, une empreinte imposée à sa propre personnalité ?

Note 1. Pour sa propre conception du monde, on appartient à un groupement déter­miné, et précisément à celui qui réunit les éléments sociaux partageant une même façon de penser et d’agir. On est toujours les conformistes de quelque confor­misme, on est toujours homme-masse ou homme collectif. Le problème est le sui­vant : de quel type historique est le conformisme, l’homme-masse dont fait partie un indi­vidu ? Quand sa conception du monde n’est pas critique et cohérente mais fonc­tion du moment et sans unité, l’homme appartient simultanément à une multiplicité d’hommes-masses, sa personnalité se trouve bizarrement composite : il y a en elle des éléments de l’homme des cavernes et des principes de la science la plus moderne et la plus avancée, des préjugés de toutes les phases historiques passées, misérablement particularistes et des intuitions d’une philosophie d’avenir comme en possédera le genre humain quand il aura réalisé son unité mondiale. Critiquer sa propre conception du monde signifie donc la rendre unitaire et cohérente et l’élever au point où est parvenue la pensée mondiale la plus avancée. Cela veut donc dire aussi critiquer toute la philosophie élaborée jusqu’à ce jour, dans la mesure où elle a laissé des strati­fications consolidées dans la philosophie populaire. Le commencement de l’élabora­tion critique est la conscience de ce qu’on est réellement, un « connais-toi toi-même » conçu comme produit du processus historique qui s’est jusqu’ici déroulé et qui a laissé en chacun de nous une infinité de traces reçues sans bénéfice d’inventaire. C’est cet inventaire qu’il faut faire en premier lieu.

Note 2. On ne peut séparer la philosophie de l’histoire de la philosophie et la culture de l’histoire de la culture. Au sens le plus immédiat et adhérant le mieux à la réalité, on ne peut être philosophe, c’est-à-dire avoir une conception du monde criti­que­ment cohérente, sans avoir conscience de son historicité, de la phase de dévelop­pe­ment qu’elle représente et du fait qu’elle est en contradiction avec d’autres con­ceptions. Notre conception du monde répond à des problèmes déterminés posés par la réalité, qui sont bien déterminés et « originaux » dans leur actualité. Comment est-il possible de penser le présent et un présent bien déterminé avec une pensée élaborée pour des problèmes d’un passé souvent bien lointain et dépassé ? Si cela arrive, c’est que nous sommes « anachroniques » dans notre propre temps, des fossiles et non des êtres vivants dans le monde moderne, ou tout au moins que nous sommes bizarrement « composites ». Et il arrive en effet que des groupes sociaux, qui par cer­tains côtés expriment l’aspect moderne le plus développé, sont, par d’autres, en retard par leur position sociale et donc incapables d’une complète autonomie historique.

Note 3. S’il est vrai que tout langage contient les éléments d’une conception du monde et d’une culture, il sera également vrai que le langage de chacun révélera la plus ou moins grande complexité de sa conception du monde. Ceux qui ne parlent que le dialecte ou comprennent la langue nationale plus ou moins bien, participent néces­sai­rement d’une intuition du monde plus ou moins restreinte et provinciale, fossilisée, anachronique, en face des grands courants de pensée qui dominent l’histoire mon­diale. Leurs intérêts seront restreints, plus ou moins corporatifs ou économistes, mais pas universels. S’il n’est pas toujours possible d’apprendre plusieurs langues étrangè­res pour se mettre en contact avec des vies culturelles différentes, il faut au moins bien apprendre sa langue nationale. Une grande culture peut se traduire dans la langue d’une autre grande culture, c’est-à-dire qu’une grande langue nationale, historiquement riche et complexe, peut traduire n’importe quelle autre grande culture, être en somme une expression mondiale. Mais un dialecte ne peut pas faire la même chose.

Note 4. Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuelle­ment des découvertes « originales », cela signifie aussi et surtout diffuser critique­ment des vérités déjà découvertes, les « socialiser » pour ainsi dire et faire par con­sé­quent qu’elles deviennent des bases d’actions vitales, éléments de coordination et d’ordre intellectuel et moral. Qu’une masse d’hommes soit amenée à penser d’une ma­nière cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par un « génie » philosophique d’une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels.

Connexion entre le sens commun, la religion et la philosophie. La philosophie est un ordre intellectuel, ce que ne peuvent être ni la religion ni le sens commun. Voir comment, dans la réalité, religion et sens commun, eux non plus ne coïncident pas, mais comment la religion est un élément, entre autres éléments dispersés, du sens commun. Du reste, « sens commun » est un nom collectif, comme « religion » : il n’exis­te pas qu’un seul sens commun, car il est lui aussi un produit et un devenir historique. La philosophie est la critique et le dépassement de la religion et du sens commun, et en ce sens elle coïncide avec le « bon sens » qui s’oppose au sens commun.

Rapports entre science-religion-sens commun. La religion et le sens commun ne peuvent constituer un ordre intellectuel parce qu’ils ne peuvent se réduire à une unité, à une cohérence, même dans la conscience individuelle, pour ne rien dire de la con­science collective : ils ne peuvent se réduire à une unité ni à une cohérence « d’eux-mêmes », mais par une méthode autoritaire, cela pourrait se faire et c’est en fait arrivé dans le passé à l’intérieur de certaines limites. Le problème de la religion entendu non au sens confessionnel mais au sens laïque d’une unité de foi entre une conception du monde et une norme de conduite conforme à cette conception : mais pourquoi appeler cette unité de foi « religion » et ne pas l’appeler « idéologie » ou franchement « poli­tique » ?

En effet la philosophie en général n’existe pas : il existe diverses philosophies ou conceptions du monde et, parmi celles-ci, on fait toujours un choix. Comment se fait ce choix ? Ce choix est-il un fait purement intellectuel ou plus complexe ? Et n’arrive-t-il pas souvent qu’entre le fait intellectuel et la norme de conduite il y ait contra­diction ? Quelle sera alors la réelle conception du monde : celle qui est affirmée logi­que­ment comme fait intellectuel, ou celle que révèle l’activité réelle de chaque indi­vidu, qui est implicitement contenue dans son action ? Et puisque agir c’est toujours politiquement, ne peut-on dire que la philosophie réelle de chacun est contenue tout entière dans sa politique ? Cette contradiction entre la pensée et l’action, c’est-à-dire la coexistence de deux conceptions du monde, l’une affirmée en paroles, l’autre se manifestant dans l’action effective, n’est pas toujours due à la mauvaise foi. La mau­vaise foi peut être une explication satisfaisante pour quelques individus pris séparé­ment, ou même pour des groupes plus ou moins nombreux ; elle n’est toutefois pas satisfaisante quand la contradiction apparaît dans une manifestation de la vie des gran­des masses : Elle est alors nécessairement l’expression de luttes plus profondes, d’ordre historique-social. Cela veut dire dans ce cas qu’un groupe social (alors qu’il possède en propre une conception du monde, parfois seulement embryonnaire, qui se manifeste dans l’action, et donc par moments, occasionnellement, c’est-à-dire dans les moments où ce groupe bouge comme un ensemble organique) a, pour des raisons de soumission et de subordination intellectuelles, emprunté à un autre groupe une con­ception qui ne lui appartient pas, qu’il affirme en paroles, et qu’il croit suivre, parce qu’il la suit « en temps normal », autrement dit lorsque la conduite n’est pas indépendante ni autonome, mais justement soumise et subordonnée. Ainsi donc on ne peut détacher la philosophie de la politique et on peut montrer même que le choix et la critique d’une conception du monde sont eux aussi un fait politique.

Il faut donc expliquer comment il se fait qu’en tout temps coexistent de nombreux systèmes et courants de philosophie, comment ils naissent, comment ils se répandent, pourquoi ils suivent dans leur diffusion certaines lignes de fracture et certaines directions, etc. Cela montre combien il est nécessaire de rassembler sous forme de système, avec l’aide d’une méthode critique et cohérente, ses propres intuitions du monde et de la vie, en établissant avec précision ce qu’on doit entendre par « système » pour que ce mot ne soit pas compris dans son sens pédant et professoral. Mais cette élaboration doit être faite et ne peut l’être que dans le cadre de l’histoire de la philoso­phie qui montre quelle élaboration la pensée a subie au cours des siècles et quel effort collectif a coûté notre façon actuelle de penser, qui résume et rassemble toute cette histoire passée, même dans ses erreurs et ses délires. Il n’est pas dit, d’ailleurs, que ces erreurs et ces délires, bien qu’ils appartiennent au passé et qu’ils aient été corrigés, ne se reproduisent pas dans le présent et n’exigent pas de nouvelles corrections.

Quelle est l’idée que le peuple se fait de la philosophie ? On peut la retrouver à travers les manières de parler du langage commun. Une des plus répandues est celle de « prendre les choses avec philosophie », et cette expression, après analyse, n’est pas à rejeter complètement. Il est vrai que la formule invite implicitement à la rési­gna­tion et à la patience, mais il semble que le point le plus important soit au contraire l’invitation à la réflexion, à se rendre bien compte que ce qui arrive est au fond ration­nel et que c’est comme tel qu’il faut l’affronter, en concentrant ses propres forces ration­nelles et non en se laissant entraîner par des impulsions instinctives et violentes. On pourrait grouper ces façons de parler populaires avec les expressions semblables des écrivains de caractère populaire - en les empruntant aux grands dictionnaires - où entrent les termes « philosophie » et « philosophiquement », et on verrait alors que ces termes signifient très précisément qu’on surmonte des passions bestiales et élémentaires au profit d’une conception de la nécessité qui donne à sa propre action une direction consciente. C’est là le noyau sain du sens commun, ce que justement on pourrait appeler « bon sens » et qui mérite d’être développé et rendu unitaire et cohé­rent. On voit donc que c’est aussi pour cela qu’on ne peut séparer la philosophie dite « scientifique » de celle dite « vulgaire » et populaire qui n’est qu’un ensemble d’idées et d’opinions disparates.

Mais maintenant se pose le problème fondamental de toute conception du monde, de toute philosophie qui est devenue un mouvement culturel, une « religion », une « foi », c’est-à-dire qui a produit une activité pratique et une volonté et qui se trouve con­tenue dans ces dernières comme « prémisse » théorique implicite (une « idéolo­gie », pourrait-on dire, si au terme « idéologie » on donne justement le sens le plus élevé d’une conception du monde qui se manifeste implicitement dans l’art, dans le droit, dans l’activité économique, dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective). En d’autres termes, le problème qui se pose est de conserver l’unité idéologique dans tout le bloc social qui, précisément par cette idéologie déterminée est cimenté et unifié. La force des religions et surtout de l’Église catholique a consisté et consiste en ce qu’elles sentent énergiquement la nécessité de l’union doctrinale de toute la masse « religieuse » et qu’elles luttent afin que les couches intellectuellement supérieures ne se détachent pas des couches inférieures. L’Église romaine a toujours été la plus tenace dans la lutte visant à empêcher que se forment officiellement deux religions, celle des intellectuels et celle des « âmes simples ». Cette lutte n’a pas été sans graves inconvénients pour l’Église elle-même, mais ces inconvénients sont liés au processus historique qui transforme toute la société civile et qui, en bloc, contient une critique corrosive des religions ; ce qui rehausse d’autant la capacité organisatrice du clergé dans le domaine de la culture et le rapport abstraitement rationnel et juste que dans sa sphère, l’Église a su établir entre les intellectuels et les « simples ». Les jésuites ont été indubitablement les plus grands artisans de cet équilibre et pour le conserver, ils ont imprimé à l’Église un mouvement progressif qui tend à donner satisfaction aux exigences de la science et de la philosophie, mais avec un rythme si lent et méthodique que les mutations ne sont pas perçues par la masse des « simples » bien qu’elles paraissent « révolutionnaires » et « démagogiques aux intégristes ».

Une des plus grandes faiblesses des philosophies de l’immanence [1] en général consiste précisément dans le fait de ne pas avoir su créer une unité idéologique entre le bas et le haut, entre les « simples » et les intellectuels. Dans l’histoire de la civili­sa­tion occidentale, le fait s’est produit à l’échelle européenne, avec la faillite immédiate de la Renaissance et en partie également de la Réforme, en face de l’Église romaine. Cette faiblesse se manifeste dans la question scolaire, dans la mesure où les philoso­phies de l’immanence n’ont même pas tenté de construire une conception qui pût remplacer la religion dans l’éducation de l’enfant, d’où le sophisme pseudo-historiciste qui fait que des pédagogues sans religion (sans confession) et en réalité athées, concè­dent l’enseignement de la religion parce que la religion est la philosophie de l’enfance de l’humanité qui se renouvelle dans toute enfance non métaphorique. L’idéalisme s’est également montré hostile aux mouvements culturels qui veulent « aller au peuple », et qui se manifestèrent dans les universités dites populaires et autres institu­tions semblables, et non pas seulement pour leurs aspects négatifs, car en ce cas ils auraient dû chercher à faire mieux. Ces mouvements étaient pourtant dignes d’intérêt, et ils méritaient d’être étudiés : ils connurent le succès, en ce sens qu’ils démontrèrent de la part des « simples » un enthousiasme sincère et une forte volonté de s’élever à une forme supérieure de culture et de conception du monde. Ils étaient toutefois dé­pour­vus de tout caractère organi­que, aussi bien du point de vue de la pensée philo­so­phique qu’en ce qui concerne la solidité de l’organisation et la centralisation culturelle ; on avait l’impres­sion d’assister aux premiers contacts entre marchands anglais et nègres africains : on distribuait une marchandise de pacotille, pour avoir des pépites d’or. D’ailleurs l’unité organique de la pensée et la solidité culturelle n’étaient possi­bles que si entre les intellectuels et les simples avait existé la même unité que celle qui doit unir théorie et pratique, c’est-à-dire à la condition que les intellectuels eussent été les intellectuels organiques de ces masses, qu’ils eussent élaboré et rendu cohé­rents les principes et les problèmes que ces masses posaient par leur activité pratique, et cela par la constitution d’un bloc culturel et social.

Note. Peut-être est-il utile « pratiquement » de faire la distinction entre philoso­phie et sens commun pour mieux indiquer le passage du premier moment au second ; dans la philosophie sont surtout mis en évidence les caractères d’élaboration indivi­duelle de la pensée ; dans le sens commun au contraire, les caractères diffus et généri­ques d’une certaine époque et dans un certain milieu populaire. Mais toute philoso­phie tend à devenir sens commun d’un milieu même restreint (de tous les intellec­tuels). Il s’agit par conséquent d’élaborer une philosophie qui, ayant déjà diffusion et possibilité de diffusion parce que liée à la vie pratique et contenue implicitement en elle, devienne un sens commun rénové, doué de la cohérence et du nerf des philoso­phies individuelles : cela ne peut arriver que si est constamment sentie l’exigence du contact culturel avec les « simples ».

Nous nous retrouvons devant le même problème auquel il a été fait allusion : un mouvement philosophique est-il à considérer comme tel seulement lorsqu’il s’applique à développer une culture spécialisée, destinée à des groupes restreints d’intellectuels ou au contraire n’est-il tel que dans la mesure où, dans le travail d’élaboration d’une pensée supérieure au sens commun et scientifiquement cohérente, il n’oublie jamais de rester en contact avec les « simples » et, bien plus, trouve dans ce contact la sources des problèmes à étudier et à résoudre ? Ce n’est que par ce contact qu’une philosophie devient « historique », qu’elle se purifie des éléments intellectualistes de nature individuelle et qu’on fait du « vivant ».

Une philosophie de la praxis [2] ne peut se présenter à l’origine que sous un aspect polémique et critique, comme dépassement du mode de pensée précédent et de la pensée concrète existante (ou monde culturel existant). Par suite, avant tout, comme critique du « sens commun » (après s’être fondé sur le sens commun pour démontrer que « tous » les hommes sont philosophes et qu’il ne s’agit pas d’introduire ex novo [3] une science dans la vie individuelle de « tous les hommes », mais de rénover et de rendre « critique » une activité déjà existante) et donc de la philosophie des intellec­tuels, qui a donné lieu à l’histoire de la philosophie, et qui, en tant qu’individuelle (et elle se développe en effet essentiellement dans l’activité de personnalités particulière­ment douées) peut être considérée comme les « pointes » du progrès du sens commun, tout au moins du sens commun des couches les plus cultivées de la société, et, grâce à elles, du sens commun populaire également. Voici donc qu’une préparation à l’étude de la philosophie doit exposer sous forme de synthèse les problèmes nés du processus du développement de la culture générale - qui ne se reflète que partiel­lement dans l’histoire de la philosophie, laquelle demeure toutefois - en l’absence d’une histoire du sens commun (impossible à construire par manque d’un matériel docu­men­taire) - la source fondamentale à laquelle il faut se référer pour faire la criti­que de ces problèmes, en démontrer la valeur réelle (s’ils l’ont encore) ou la signifi­cation qu’ils ont eue, comme anneaux dépassés d’une chaîne, et définir les problèmes actuels nouveaux ou les termes dans lesquels se posent aujourd’hui de vieux problèmes. Le rapport entre philosophie « supérieure » et sens commun est assuré par la « po­li­tique », de même qu’est assuré par la politique le rapport entre le catholicisme des intellectuels et celui des « simples ». Les différences dans les deux cas sont toutefois fondamentales. Que l’Église ait à affronter un problème des « simples », signifie juste­ment qu’il y a eu rupture dans la communauté des fidèles, rupture à laquelle on ne peut remédier en élevant les « simples » au niveau des intellectuels (l’Église ne se propose même pas cette tâche, idéalement et économiquement bien au-dessus de ses forces actuelles) mais en faisant peser une discipline de fer sur les intellectuels afin qu’ils n’outrepassent pas certaines limites dans la distinction et ne la rendent pas catastrophique et irréparable. Dans le passé, ces « ruptures » dans la communauté des fidèles trouvaient remède dans de forts mouvements de masse qui déterminaient la formation de nouveaux ordres religieux - ou étaient résumés dans cette formation - autour de fortes personnalités (saint Dominique, saint François). [4]

Note. Les mouvements à caractère hérétique du Moyen Age, en tant que réaction simultanée à l’attitude politicienne de l’Église et à la philosophie scolastique qui en fut une expression, ont été, sur la base des conflits sociaux déterminés par la naissan­ce des Communes, une rupture, à l’intérieur de l’Église, entre la masse et les intellec­tuels, rupture « recousue » par la naissance de mouvements populaires religieux réabsorbés par l’Église grâce à la formation des ordres mendiants et à la création d’une nouvelle unité religieuse.

Mais la Contre-Réforme a stérilisé ce pullulement de forces populaires : la Com­pagnie de Jésus est le dernier grand ordre religieux, d’origine réactionnaire et autori­tai­re, possédant un caractère répressif et « diplomatique », qui a marqué par sa nais­san­ce le durcissement de l’organisme catholique. Les nouveaux ordres qui ont surgi après ont une très faible signification « religieuse » et une grande signification « dis­cipli­naire » sur la masse des fidèles, ce sont des ramifications et des tentacules de la Compa­gnie de Jésus, ou ils le sont devenus, instruments de « résistance » pour con­ser­ver les positions politiques acquises, et non forces rénovatrices de développe­ment. Le catholicisme est devenu « jésuitisme ». Le modernisme n’a pas créé d’ « ordre religieux », mais un parti politique, la démocratie chrétienne.

Note. Rappeler l’anecdote (racontée par Steed dans ses Mémoires) du cardinal qui explique au protestant anglais philo-catholique que les miracles de saint Janvier [5] sont des articles de foi pour les petites gens de Naples, mais non pour les intellectuels, que même dans l’Évangile il y a des « exagérations », et qui à la question : « Mais ne sommes-nous pas chrétiens ? », répond : « Nous sommes les prélats, c’est-à-dire des “ politiques ” de l’Église de Rome. »

La position de la philosophie de la praxis est l’antithèse de la position catholique : la philosophie de la praxis ne tend pas à maintenir les « simples » dans leur philo­sophie primitive du sens commun, mais au contraire à les amener à une conception supérieure de la vie. Si elle affirme l’exigence d’un contact entre les intellectuels et les simples, ce n’est pas pour limiter l’activité scientifique et pour maintenir une unité au bas niveau des masses, mais bien pour construire un bloc intellectuel-moral qui rende politiquement possible un progrès intellectuel de masse et pas seulement de quelques groupes restreints d’intellectuels.

L’homme de masse actif agit pratiquement, mais n’a pas une claire conscience théorique de son action qui pourtant est une connaissance du monde, dans la mesure où il transforme le monde. Sa conscience théorique peut même être historiquement en opposition avec son action. On peut dire qu’il a deux consciences théoriques (ou une conscience contradictoire) : l’une qui est contenue implicitement dans son action et qui l’unit réellement à tous ses collaborateurs dans la transformation pratique de la réalité, l’autre superficiellement explicite ou verbale, qu’il a héritée du passé et accueil­lie sans critique. Cette conception « verbale » n’est toutefois pas sans consé­quences : elle renoue les liens avec un groupe social déterminé, influe sur la conduite morale, sur l’orientation de la volonté, d’une façon plus ou moins énergique, qui peut atteindre un point où les contradictions de la conscience ne permettent aucune action, aucune décision, aucun choix, et engendrent un état de passivité morale et politique. La compréhension critique de soi-même se fait donc à travers une lutte « d’hégémo­nies » politiques, de directions opposées, d’abord dans le domaine de l’éthique, ensuite de la politique, pour atteindre à une élaboration supérieure de sa propre conscience du réel. La conscience d’être un élément d’une force hégémonique déterminée (c’est-à-dire la conscience politique) est la première étape pour arriver à une progressive auto­conscience où théorie et pratique finalement s’unissent. Même l’unité de la théorie et de la pratique n’est donc pas une donnée de fait mécanique, mais un devenir histo­rique, qui a sa phase élémentaire et primitive dans le sentiment à peine instinctif de « dis­tinction » et de « détachement », d’indépendance, et qui progresse jusqu’à la pos­ses­sion réelle et complète d’une conception du monde cohérente et unitaire. Voilà pour­­quoi il faut souligner comment le développement politique du concept d’hégé­monie [6] représente un grand progrès philosophique, en plus de son aspect politique pratique, parce qu’il entraîne et suppose nécessairement une unité intellectuelle et une éthique conforme à une conception du réel qui a dépassé le sens commun et qui est devenue, bien qu’à l’intérieur de limites encore étroites, critique.

Toutefois, dans les plus récents développements de la philosophie de la praxis, l’approfondissement du concept d’unité de la théorie et de la pratique n’en est encore qu’à une phase initiale : des restes de mécanisme demeurent, puisqu’on parle de théo­rie comme « complément », « accessoire » de la pratique, de théorie comme servante de la pratique. Il semble juste que cette question doive elle aussi être posée histori­que­­ment, c’est-à-dire comme un aspect de la question politique des intellectuels. Auto­conscience critique signifie historiquement et politiquement création d’une élite d’intellectuels : une masse humaine ne se « distingue pas et ne devient pas indépen­dante « d’elle-même », sans s’organiser (au sens large), et il n’y a pas d’organisation sans intellectuels, c’est-à-dire sans organisateurs et sans dirigeants, sans que l’aspect théorique du groupe théorie-pratique se distingue concrètement dans une couche de personnes « spécialisées » dans l’élaboration intellectuelle et philosophique.. Mais ce processus de création des intellectuels est long, difficile, plein de contradictions, de marches en avant et de retraites, de débandades et de regroupements, où la « fidélité » de la masse (et la fidélité et la discipline sont initialement la forme que prennent l’adhé­sion de la masse et sa collaboration au développement du phénomène culturel tout entier) est mise parfois à rude épreuve. Le processus de développement est lié à une dialectique intellectuels-masse ; la couche des intellectuels se développe quanti­ta­tivement et qualitativement, mais tout bond vers une nouvelle « ampleur » et une nouvelle complexité de la couche des intellectuels, est lié à un mouvement analogue de la masse des simples, qui s’élève vers des niveaux supérieurs de culture et élargit en même temps le cercle de son influence, par des pointes individuelles ou même des groupes plus ou moins importants, en direction de la couche des intellectuels spécia­lisés. Mais dans le processus se répètent continuellement des moments où, entre masse et intellectuels (soit certains d’entre eux, soit un groupe) se produit un décro­cha­ge, une perte de contact, et, par conséquent l’impression d’ « accessoire », de com­plé­­mentaire, de subordonné. Insister sur l’élément « pratique » du groupe théorie-pratique, après avoir scindé, séparé, et pas seulement distingué les deux éléments (opé­ra­tion purement mécanique et conventionnelle) signifie qu’on traverse une phase historique relativement primitive, une phase encore économique-corporative, où se transforme quantitativement le cadre général de la « structure » et où la qualité-super­structure adéquate s’apprête à surgir mais n’est pas encore organiquement formée. Il faut mettre en relief l’importance et la signification qu’ont, dans le monde moderne, les partis politiques dans l’élaboration et la diffusion des conceptions du monde, en tant qu’ils élaborent essen­tiel­le­ment l’éthique et la politique conformes à ces derniè­res, et qu’ils fonctionnent en somme comme des « expérimentateurs » historiques de ces conceptions. Les partis sélectionnent individuellement la masse agissante et la sélection se fait aussi bien dans le domaine pratique, que dans le domaine théorique et conjointement, avec un rapport d’autant plus étroit entre théorie et pratique, que la conception innove d’une manière plus vitale et radicale, et qu’elle se présente comme l’antagoniste des vieux modes de pensée. Ainsi peut-on dire que par les partis s’élaborent de nouvelles conceptions intellectuelles, intégrales et totalitaires, c’est-à-dire qu’ils sont le creuset de l’unification de la théorie et de la pratique, en tant que processus historique réel, et on comprend combien est nécessaire que le parti se forme au moyen d’adhésions individuelles et non selon le type « labour party », car il s’agit de diriger organique­ment « toute la masse économiquement active », il s’agit de la diriger non pas selon de vieux schèmes, mais en innovant, et l’innovation ne peut prendre à ses débuts un caractère de masse que par l’intermédiaire d’une élite, pour qui la conception contenue implicitement dans l’activité humaine est déjà devenue, dans une certaine mesure, conscience actuelle cohérente et systématique, volonté ferme et précise.

Il est possible d’étudier une de ces phases dans la discussion au cours de laquelle se sont manifestés les plus récents développements de la philosophie de la praxis (discussion résumée dans un article de E. D. Mirski, collaborateur de la Cultura [7]). On peut voir comment s’est fait le passage d’une conception mécaniste purement exté­rieure à une conception activiste, qui se rapproche davantage, comme on l’a observé, d’une juste compréhension de l’unité de la théorie et de la pratique, bien qu’on n’ait pas encore donné son sens plein à la synthèse. On peut observer comment l’élément déter­mi­nis­te, fataliste, mécaniste a été un « arôme » idéologique immédiat de la philo­sophie de la praxis, une forme de religion et d’excitant (mais à la façon des stupé­fiants), que rendait nécessaire et que justifiait historiquement le caractère « su­bal­terne » de couches sociales déterminées.

Quand on n’a pas l’initiative de la lutte et que lutte même finit par s’identifier avec une série de défaites, le déterminisme mécanique devient une formidable force de résistance morale, de cohésion, de persévérance patiente et obstinée. « Je suis battu momentanément, mais à la longue la force des choses travaille pour moi, etc. » La volonté réelle se travestit en un acte de foi, en une certaine rationalité de l’histoire, en une forme empirique et primitive de finalisme passionné qui apparaît comme un substitut de la prédestination, de la providence, etc., des religions confessionnelles. Il faut insister sur le fait que même en ce cas, il existe réellement une forte activité de la volonté, une intervention directe sur la « force des choses », mais justement sous une forme implicite voilée, qui a honte d’elle-même, d’où les contradictions de la con­science dépourvue d’unité critique, etc. Mais quand le subalterne devient dirigeant et responsable de l’activité économique de masse, le mécanisme se présente à un certain moment comme un danger imminent, et on assiste à une révision de tout le système de pensée, parce qu’il s’est produit un changement dans le mode de vie social. Pourquoi les limites de la « force des choses » et son empire deviennent-ils plus étroits ? C’est que, au fond, si le subalterne était hier une chose, il est aujourd’hui, non plus une chose mais une personne historique, un protagoniste ; s’il était hier irrespon­sable parce que « résistant » à une volonté étrangère, il se sent aujourd’hui respon­sable parce que non plus résistant mais agent et nécessairement actif et entreprenant. Mais avait-il été réellement hier simple « résistance », simple « chose », simple « irres­ponsabilité ? » Certainement pas, et il convient au contraire de mettre en relief comment le fatalisme ne sert qu’à voiler la faiblesse d’une volonté active et réelle. Voilà pourquoi il faut toujours démontrer la futilité du déterminisme mécanique, qui, explicable comme philosophie naïve de la masse, et, uniquement en tant que tel, élément intrinsèque de force, devient, lorsqu’il est pris comme philoso­phie réfléchie et cohérente de la part des intellectuels, une source de passivité, d’auto­suffi­sance imbécile ; et cela, sans attendre que le subalterne soit devenu dirigeant et responsable. Une partie de la masse, même subalterne, est toujours dirigeante et responsable, et la philosophie de la partie précède toujours la philosophie du tout, non seulement comme anticipation théorique, mais comme nécessité actuelle.

Que la conception mécaniste ait été une religion de subalternes, c’est ce que mon­tre une analyse du développement de la religion chrétienne qui, au cours d’une certaine période historique et dans des conditions historiques déterminées a été et continue d’être une « nécessité », une forme nécessaire de la volonté des masses po­pu­laires, une forme déterminée de la rationalité du monde et de la vie, et a fourni les cadres généraux de l’activité pratique réelle. Dans ce passage d’un article de Civiltà cattolica [Civilisation catholique] « Individualisme païen et individualisme chrétien » (fasc. du 5 mars 1932) cette fonction du christianisme me semble bien exprimée :

« La foi dans un avenir sûr, dans l’immortalité de l’âme destinée à la béatitude, dans la certitude de pouvoir arriver à la jouissance éternelle, a été l’élément moteur d’un travail intense de perfection intérieure et d’élévation spirituelle. C’est là que le véritable individualisme chrétien a trouvé l’élan qui l’a porté à ses victoires. Toutes les forces du chrétien ont été rassemblées autour de cette noble fin. Libéré des fluctuations spéculatives qui épuisent l’âme dans le doute, et éclairé par des principes immortels, l’homme a senti renaître ses espérances ; sûr qu’une force supérieure le soutenait dans sa lutte contre le mal, il se fit violence à lui-même et triompha du monde. »

Mais en ce cas également, c’est du christianisme naïf qu’on entend parler, non du christianisme jésuitisé, transformé en pur narcotique pour les masses populaires. Mais la position du calvinisme, avec sa conception historique implacable de la prédestination et de la grâce, qui détermine une vaste expansion de l’esprit d’initiative (ou devient la forme de ce mouvement) est encore plus expressive et significative. [8]

Pourquoi et comment se diffusent, en devenant populaires, les nouvelles concep­tions du monde ? Est-ce que dans ce processus de diffusion (qui est en même temps un processus de substitution à l’ancien et très souvent de combinaison entre l’ancien et le nouveau) influent (voir comment et dans quelle mesure) la forme rationnelle dans laquelle la nouvelle conception est exposée et présentée, l’autorité (dans la mesure où elle est reconnue et appréciée d’une façon au moins générique) de la personne qui expose et des savants et des penseurs sur lesquels elle s’appuie, le fait pour ceux qui soutiennent la nouvelle conception d’appartenir à la même organisation (après être toutefois entrés dans l’organisation pour un autre motif que celui de partager la nouvelle conception) ? En réalité, ces éléments varient suivant le groupe social et le niveau culturel du groupe considéré. Mais la recherche a surtout un intérêt en ce qui concerne les masses populaires, qui changent plus difficilement de conceptions, et qui ne les changent jamais, de toute façon, en les acceptant dans leur forme « pure », pour ainsi dire, mais seulement et toujours comme une combinaison plus ou moins hété­roclite et bizarre. La forme rationnelle, logiquement cohérente, le caractère exhaustif du raisonnement qui ne néglige aucun argument pour ou contre qui ait quelque poids, ont leur importance, mais sont bien loin d’être décisifs ; mais ce sont des éléments qui peuvent être décisifs sur un plan secondaire, pour telle personne qui se trouve déjà dans des conditions de crise intellectuelle, qui flotte entre l’ancien et le nouveau, qui a perdu la foi dans l’ancien et ne s’est pas encore décidée pour le nouveau, etc.

C’est ce qu’on peut dire aussi de l’autorité des penseurs et des savants. Elle est très grande dans le peuple, mais il est vrai que toute conception a ses penseurs et ses savants à mettre en ligne et l’autorité est partagée ; il est en outre possible pour tout penseur de distinguer, de mettre en doute qu’il se soit vraiment exprimé de cette façon, etc. On peut conclure que le processus de diffusion des conceptions nouvelles se produit pour des raisons politiques, c’est-à-dire en dernière instance, sociales, mais que l’élément formel, de la cohérence logique, l’élément autorité et l’élément organisa­tion, ont dans ce processus une fonction très grande, immédiatement après que s’est produite l’orientation générale, aussi bien dans les individus pris isolément que dans les groupes nombreux. On peut ainsi conclure que dans les masses en tant que telles, la philosophie ne peut être vécue que comme une foi. Qu’on imagine, du reste, la position intellectuelle d’un homme du peuple ; les éléments de sa formation sont des opinions, des convictions, des critères de discrimination et des normes de conduite. Tout interlocuteur qui soutient un point de vue opposé au sien, s’il est intellectuelle­ment supérieur, sait présenter ses raisons mieux que lui, et lui clôt le bec « logi­quement », etc. ; l’homme du peuple devrait-il alors changer de convictions ? simple­ment parce que dans la discussion immédiate il ne sait pas se défendre ? Mais alors, il pourrait lui arriver de devoir en changer une fois par jour, c’est-à-dire chaque fois qu’il rencontre un adversaire idéologique intellectuellement supérieur. Sur quels éléments se fonde donc sa philosophie ? Et surtout, sa philo­sophie dans la forme, qui a pour lui la plus grande importance, de norme de conduite ? L’élément le plus impor­tant est indubitablement de caractère non rationnel, de foi. Mais foi en qui et en quoi ? Avant tout, dans le groupe social auquel il appartient, dans la mesure où, d’une manière diffuse, il pense les choses comme lui : l’homme du peuple pense qu’une masse si nombreuse ne peut se tromper ainsi, du tout au tout, comme voudraient le faire croire les arguments de l’adversaire ; qu’il n’est pas lui-même, c’est vrai, capable de soutenir et de développer ses propres raisons, comme l’adversaire les siennes, mais que dans son groupe, il y a des hommes qui sauraient le faire, et certes encore mieux que l’adversaire en question, et qu’il se rappelle en fait avoir entendu exposer, dans tous les détails, avec cohérence, de telle manière qu’il a été convaincu, les raisons de sa foi. Il ne se rappelle pas les raisons dans leur forme concrète, et il ne saurait pas les répéter, mais il sait qu’elles existent parce qu’il les a entendu exposer et qu’elles l’ont convaincu. Le fait d’avoir été convaincu une fois d’une manière fulgurante est la raison permanente de la permanence de sa conviction, même si cette dernière ne sait plus retrouver ses propres arguments.

Mais ces considérations nous amènent à conclure à une extrême fragilité des con­victions nouvelles des masses populaires, surtout si ces nouvelles convictions sont en opposition avec les convictions (même nouvelles) orthodoxes, socialement confor­mistes du point de vue des intérêts généraux des classes dominantes. On peut s’en persuader en réfléchissant à la fortune des religions et des églises. La religion où telle église maintient la communauté des fidèles (à l’intérieur de certaines limites imposées par les nécessités du développement historique général) dans la mesure où elle entre­tient en permanence et par une organisation adéquate sa propre foi, en en répétant l’apologétique sans se lasser, en luttant à tout instant et toujours avec des arguments semblables, et en entretenant une hiérarchie d’intellectuels chargés de donner à la foi, au moins l’apparence de la dignité de la pensée. Chaque fois que la continuité des rapports entre Église et fidèles a été interrompue d’une manière violente, pour des raisons politiques, comme cela s’est passé pendant la Révolution française, les pertes subies par l’Église ont été incalculables, et, si les conditions difficiles pour l’exercice des pratiques relevant de la routine avaient été prolongées au-delà de certaines limites de temps, on peut penser que de telles pertes auraient été définitives, et qu’une nou­velle religion aurait surgi, comme elle a d’ailleurs surgi, en France, en se combinant avec l’ancien catholicisme. On en déduit des nécessités déterminées pour tout mouve­ment culturel qui se proposerait de remplacer le sens commun et les vieilles concep­tions du monde en général : 1. de ne jamais se fatiguer de répéter ses propres argu­ments (en en variant littérairement la forme) : la répétition est le moyen didactique le plus efficace pour agir sur la mentalité populaire ; 2. de travailler sans cesse à l’éléva­tion intellectuelle de couches populaires toujours plus larges, pour donner une personnalité à l’élément amorphe de masse, ce qui veut dire de travailler à susciter des élites d’intellectuels d’un type nouveau qui surgissent directement de la masse tout en restant en contact avec elle pour devenir les « balei­nes » du corset. Cette seconde nécessité, si elle est satisfaite, est celle qui réellement modifie le « panorama idéolo­gique » d’une époque. Et d’ailleurs ces élites ne peuvent se constituer et se développer sans donner lieu à l’intérieur de leur groupe à une hiérarchisation suivant l’autorité et les compétences intellectuelles, hiérarchisa­tion qui peut avoir à son sommet un grand philosophe individuel ; ce dernier toutefois, doit être capable de revivre concrètement les exigences de l’ensemble de la commu­nauté idéologique, de comprendre qu’elle ne peut avoir l’agilité de mouvement propre à un cerveau individuel et par conséquent d’élaborer la forme de la doctrine collective qui soit la plus adhérente et la plus adéquate aux modes de pensée d’un penseur collectif.

Il est évident qu’une construction de masse d’un tel genre ne peut advenir « arbi­trairement », autour d’une quelconque idéologie, par la volonté de construction (formelle) d’une personnalité ou d’un groupe qui se proposeraient ce but, poussés par le fanatisme de leurs convictions philosophiques ou religieuses. L’adhésion de masse à une idéologie ou la non-adhésion est la manière par laquelle se manifeste la critique réelle de la rationalité et de l’historicité des modes de pensée. Les constructions arbi­trai­res sont plus ou moins rapidement éliminées de la compétition historique, même si parfois, grâce à une combinaison de circonstances immédiates favorables, elles réus­sis­sent à jouir d’une relative popularité, alors que les constructions qui correspondent aux exigences d’une période historique complexe et organique finissent toujours par s’imposer et prévaloir, même si elles traversent nombre de phases intermédiaires, où elles ne peuvent s’affirmer qu’à travers des combinaisons plus ou moins bizarres et hétéroclites.

Ces développements posent de nombreux problèmes, dont les plus importants se résument dans le style et la qualité des rapports entre les diverses couches intellec­tuellement qualifiées, c’est-à-dire dans l’importance et dans la fonction que doit et peut avoir l’apport créateur des groupes supérieurs en liaison avec la capacité organi­que de discuter et de développer de nouveaux concepts critiques de la part des cou­ches intellectuellement subordonnées. Il s’agit donc de fixer les limites de la liberté de discussion et de propagande, liberté qui ne doit pas être entendue dans le sens admi­nis­tratif et policier, mais dans le sens d’auto-limites que les dirigeants posent à leur propre activité ou bien, au sens propre, de définir l’orientation d’une politique cultu­relle. En d’autres termes : qui définira les « droits de la science » et les limites de la recherche scientifique et ces droits et ces limites pourront-ils être proprement défi­nis ? Il parait nécessaire que le lent travail de la recherche de vérités nouvelles et meilleures, de formulations plus cohérentes et plus claires des vérités elles-mêmes, soit laissé à la libre initiative de chaque savant, même s’ils remettent continuellement en discussion les principes mêmes qui paraissent les plus essentiels. Il ne sera du reste pas difficile de mettre en lumière le cas où de telles initiatives de discussion répondent à des motifs intéressés et n’ont pas un caractère scientifique. Il n’est, du reste, pas impossible de penser que les initiatives individuelles soient disciplinées et ordonnées, qu’elles passent à travers le crible des académies ou instituts culturels de tout genre et ne deviennent publiques qu’après avoir été sélectionnées, etc.

Il serait intéressant d’étudier concrètement, pour un pays particulier, l’organisation culturelle qui tient en mouvement le monde idéologique et d’en examiner le fonction­ne­ment. Une étude du rapport numérique entre le personnel qui professionnellement se consacre au travail actif culturel et la population des différents pays serait également utile, avec un calcul approximatif des forces libres. Dans chaque pays c’est l’école dans tous ses degrés, et l’Église, qui sont les deux plus grandes organisations culturelles, par le nombre du personnel occupé. Les journaux, les revues et l’activité libraire, les institutions scolaires privées, soit qu’elles complètent l’école d’État, soit qu’elles jouent le rôle d’institutions de culture du type universités populaires. D’autres professions incorporent dans leur activité spécialisée une fraction culturelle qui n’est pas indifférente, comme celle des médecins, des officiers de l’armée, de la magis­trature. Mais il faut noter que dans tous les pays, encore que dans une mesure diverse, existe une grande coupure entre les masses populaires et les groupes intellectuels, même les plus nombreux et les plus proches de la masse nationale, comme les instituteurs et les prêtres ; et que cela se produit parce que, même là où les gouver­nants affirment le contraire en paroles, l’État comme tel n’a pas une conception uni­taire, cohérente et homogène, ce qui fait que les groupes intellectuels sont dispersés entre une couche et l’autre et dans les limites d’une même couche. L’Université, quelques pays mis à part, n’exerce aucune fonction unificatrice ; souvent un libre penseur a plus d’influence que toute l’institution universitaire, etc.

A propos de la fonction historique remplie par la conception fataliste de la philosophie de la praxis, on pourrait en faire un éloge funèbre, en demandant qu’on reconnaisse son utilité pour une certaine période historique, mais en soutenant, et pour cette raison précise, la nécessité de l’enterrer avec tous les honneurs qui lui sont dus. On pourrait en réalité comparer sa fonction à celle de la théorie de la grâce et de la prédestination pour les débuts du monde moderne, théorie qui toutefois atteint son apogée dans la philosophie classique allemande [9] et sa conception de la liberté comme conscience de la nécessité. Elle a été un doublet populaire du cri « Dieu le veut », mais pourtant, même sur ce plan primitif et élémentaire, elle marquait le début d’une conception plus moderne et plus féconde que celle contenue dans « Dieu le veut », ou dans la théorie de la grâce. Est-il possible que « formellement », une nou­velle conception se présente sous un aspect autre que l’aspect grossier et confus d’une plèbe ? Et toutefois l’historien, quand il a les perspectives nécessaires, réussit à préci­ser et à comprendre que les débuts d’un monde nouveau, toujours âpres et cail­lou­teux, sont supérieurs au déclin d’un monde agonisant et au « chant du cygne » qu’il produit dans son agonie.

(M.S., pp. 3-20 et G.q. 11, § 12, pp. 1375-1395.)[1932-1933]

[1] C’est à B. Croce d’abord, à G. Gentile ensuite que Gramsci pense ici : ils sont philosophes de l’immanence dans la mesure où leur philosophie trouve dans le monde lui-même son premier principe, l’Esprit créateur, sans faire appel à un Dieu extérieur au monde. Croce fut ministre de l’Éducation nationale dans le dernier ministère Giolitti (1920-1921), gouvernement qui était en place au moment de l’occupation des usines en avril 1920.

[2] Le marxisme. L’expression permettait certes de ne pas alerter les censeurs de la prison qui eussent été arrêtés par le mot marxisme. Il faut toutefois bien voir que Gramsci entend donner au choix de cette expression un sens positif : elle adhère mieux que tout autre à un climat de recherches marxistes proprement italien (Antonio Labriola, et même les premiers travaux de Croce et de Gentile). L’expression rend compte également de l’exigence profonde d’entendre le marxisme, à l’école de Lénine, comme la parfaite compénétration dialectique de la théorie (philosophie) et de la pratique (praxis), comme l’affirmation d’une volonté pratique de changer le monde en même temps que l’affirmation de toutes les possibilités de développement de la théorie dialectiquement liée à la pratique, développement original et autonome par rapport à l’ancien matérialisme comme à toute forme d’idéalisme.

[3] Sur un terrain de nouveauté absolue.

[4] Les fondateurs des deux grands ordres en qui Dante (1265-1321) voit les « princes » appelés par Dieu pour régénérer l’Église (Divina Commedia, Par., XI), Les deux ordres sont fondés à une époque où l’Église est particulièrement ébranlée par les hérésies (cathares, patarins, albigeois ...). Ces mouvements hérétiques sont souvent des mouvements de masse auxquels ne reste pas indifférent le bas clergé plein de rancœur contre le luxe des dignitaires que dénoncent une foule de prophètes improvisés.

[5] Saint Janvier (San Gennaro), patron de Naples.

[6] « L’hégémonie » correspond à la thèse développée par Lénine, du prolétariat comme classe dirigeante, en même temps qu’à la pratique de cette direction. L’ « hé­gé­monie » suppose la dictature du prolétariat, c’est-à-dire la coercition que la classe dominante fait nécessairement peser sur les groupes antagonistes. Mais c’est aussi la direction intellectuelle et morale (culturelle) de tous les alliés du prolétariat dont on a gagné le consentement et dont on veut organiser le « con­sen­tement actif » (paysan­nerie, etc.). L’emploi par Gramsci du mot « hégémonie » ne vise pas seule­ment à trom­­per une censure qui aurait réagi à l’expression « dictature du prolétariat ». Alors que cette dernière expression évoque surtout le moment de la coercition, l’hégémonie, qui ne peut exister sans le premier moment, développe l’aspect positif de la « direc­tion ». Ainsi s’établit la distinc­tion entre « dominant » et « dirigeant » : la prise de pou­voir donne la domination, reste à conquérir la « direc­tion ». Mais cette direction elle-même n’est pas postérieure à la domination : les deux mo­ments sont dialectique­ment liés et un groupe peut et doit être « dirigeant » avant de conquérir le pouvoir, et lorsqu’il devient « dominant », malheur à lui s’il perd son rôle « diri­geant ». Il s’agit donc de la part de Gramsci d’un développement original donné à une thèse fondamen­tale de Lénine : le prolétariat, classe dirigeante organisée par son parti qui est l’ « ap­pa­reil hégé­monique » (« apparato egemonico »). L’hégé­mo­nie, telle qu’elle a été théorisée et réalisée par Lénine, change complètement les don­nées philosophiques, puisque se trouvent effectivement établis, à l’échelle d’un grand peuple, des rapports nouveaux entre la théorie et la pratique, et que s’accomplit ainsi un progrès consi­dérable de la connaissance.

[7] Allusion probable à l’article de E. D. Mirski : « Demokratie und Partei im Bolchevismus » [La Démocratie et le Parti dans le bolchevisme], publié dans le recueil : Demokratie und Partei, par P. R. Rohden, Wien, 1932. Gramsci appelle Mirski collaborateur de la Cultura car ce dernier y avait publié un article dans le numéro de février 1931.

[8] On peut voir à ce propos Max Weber, « L’etica protestante e lo spirito del capitalismo » [L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme], publié dans Nuovi Studi [Nouvelles Études], fascicule de 1931, et suiv., et le livre de Groethuysen sur les origines religieuses de la bourgeoisie en France (Note de Gramsci).

[9] Il faut entendre le grand courant idéaliste qui commence avec Kant (1724-1804) et que Marx et Engels appellent parfois « philosophie idéaliste allemande », « philosophie allemande moderne ». Ce courant idéaliste où s’insèrent également Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), disciple de Kant, et Schelling (1775-1864), trouve son achèvement dans l’idéalisme absolu de Hegel.

   

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