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Barrages aquatiques et éthniques : Éthiopie de tous les dangers !

lundi 6 juillet 2020 par Richard Labévière

Depuis plusieurs décennies, Égypte, Éthiopie et Soudan et d’autres pays de la Corne de l’Afrique tentent de se mettre d’accord pour gérer le cours du Nil de manière durable et équitable. Depuis plusieurs semaines, la situation s’est soudainement aggravée avec l’annonce éthiopienne de mise en eau de son grand barrage de la Renaissance.
Plus grand barrage d’Afrique – sur la rivière Abay (Nil bleu) dans l’ouest de l’Éthiopie -, l’édifice du GERD (Grand barrage de la Renaissance de l’Éthiopie), dont la construction a débuté il y a dix ans, est impressionnant : 1780 mètres de long et 155 mètres de haut.

Plus grand fleuve du monde avec l’amazone, le Nil tire ses eaux d’un bassin gigantesque de 2,9 millions de kilomètres carrés, soit le dixième de la superficie d’Afrique regroupant quelques 2,9 millions de personnes.

Début juillet, l’Éthiopie a déclaré qu’elle allait retenir une partie du Nil Bleu, qui prend sa source sur son sol et constitue le plus gros débit du fleuve en aval lorsque ses eaux rejoignent celles du Nil blanc à Khartoum (Soudan) avant de poursuivre vers la Méditerranée en traversant l’Égypte.

GUERRE DE L’EAU

Samedi 27 juin, le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a confirmé que son pays a bien l’intention de procéder, dans les quinze jours suivants, à la mise en eau du GERD achevé à près de 80%. Début juin, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi avait déclaré que « l’armée se tenait prête à défendre la sécurité nationale égyptienne à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières ».

Selon un diplomate européen en poste au Caire : « dès qu’il est question du Nil, les Égyptiens deviennent fous. Il faut souligner qu’en 2050, la population atteindra 170 millions de personnes et que le pays aura besoin de 7,5 milliards de mètres cubes d’eau supplémentaires ». Les Frères musulmans et autres groupes islamistes ont fait de l’accès à l’eau l’un de leurs principaux chevaux de bataille.

De son côté, l’Éthiopie laisse fuiter des images de batteries anti-aériennes positionnées à proximité du barrage. De part et d’autre, on assiste à l’inflation d’une rhétorique nationaliste de tous les dangers.
Ambiance !

Les choses ont commencé à se tendre en février dernier lors d’une ultime réunion de conciliation organisée à Washington sous les auspices de la Maison blanche, du Département du Trésor et de la Banque mondiale. La Chaise éthiopienne étant vide, la Maison Blanche a adopté une posture clairement pro-égyptienne. Le calcul américain est double : perturber le retour de la Russie en Égypte et s’attacher les grâces du Caire pour la mise en œuvre du plan américain (de Jared Kushner) pour le Moyen-Orient : une véritable provocation donnant carte blanche aux occupations et annexions israéliennes des Territoires palestiniens.
Washington fait même planer la menace d’un régime de sanctions – similaires à celles qui cherchent à asphyxier les économies d’Iran, de Syrie, du Liban, du Venezuela, de Cuba et d’autres pays – en ciblant l’indocile Éthiopie !

Pèse aussi sur le dossier du GERD l’évolution de la guerre libyenne. Confrontée à la Turquie – qui est derrière le gouvernement Saraj de Tripoli (reconnu par l’ONU) et ses soutiens les Frères musulmans -, l’Égypte apporte une aide militaire conséquente au maréchal Khalifa Haftar, épaulé aussi par la Russie, l’Arable saoudite, les Émirats arabes unis et la France notamment. Cette géopolitique régionale égyptienne ne peut tolérer l’émergence d’un pôle éthiopien fort qui tourne désormais le dos aux États-Unis pour se tourner vers les investisseurs chinois.

Le Caire a cherché à mobiliser une Ligue arabe (cadavérique) et l’Union africaine, actuellement présidée par l’Afrique du Sud, elle-aussi confrontée à de graves difficultés intérieures. Dans tous les cas de figures, le Soudan – pays tiers – pourrait jouer un rôle de médiateur en obtenant de l’Éthiopie un remplissage partiel du barrage qui pourrait se gérer sur plusieurs années.

Les quinze jours qui viennent seront décisifs pour tenter de calmer les esprits, à défaut de trouver une solution définitive pour la gestion des eaux du Nil. « Une chose est sûre », estime un diplomate européen en poste à Addis-Abeba, « donner le dernier mot à l’Égypte serait catastrophique et attiserait les risques de guerre civile qui menace dangereusement l’Éthiopie ».

ÉMEUTES APRÉS L’ASSASSINAT D’UN CHANTEUR POPULAIRE

Le lundi 29 juin dernier au soir, le chanteur oromo Hachalu Hundessa (34 ans) est assassiné par balles à Addis-Abeba. Très apprécié pour sa musique dans tout le pays, il était le porte-voix de la communauté oromo, le premier groupe ethnique du pays (un tiers des 110 millions d’Éthiopiens), longtemps discriminé pendant la dictature de Mengistu (1976-1991), puis par les anciens rebelles du Tigré parvenus au pouvoir (1991-2018). Très semblable à celle des Somali, cette communauté regroupe une dizaine de sous-ensembles concurrents, dont plusieurs mafias armées extrêmement violentes.

Le chanteur fut de toutes les manifestations antigouvernementales, entre 2015 et 2018, qui ont débouché sur l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix 2019 pour avoir mis fin à vingt ans de guerre avec l’Érythrée.

Dès l’annonce du décès, des nationalistes oromo ont réclamé qu’Hachalu soit inhumé à Addis-Abeba. Aucun rapport avec le barrage, sauf que le chanteur appartenait à la communauté des Oromo – la plus importante, qui conteste violemment le pouvoir central – dans un contexte de dissensions ethniques grandissantes. De nombreux activistes de cette communauté, notamment le bouillant opposant Jawar Mohammed, considèrent la capitale dotée d’un statut fédéral comme faisant partie de « leur » région : l’Oromia. On y a vu de jeunes Oromos patrouiller dans les rues, armés, avant que l’armée ne se déploie. Au total, à Addis-Abeba et dans plusieurs villes de la région Oromia, près d’une centaine d’Éthiopiens ont été tués lors d’affrontements entre communautés ou avec les forces de sécurité.

Le premier ministre Abiy Ahmed a réagi avec fermeté. Deux des principaux dirigeants d’opposition oromo – Jawar Mohammed et Bekele Gerba – ainsi que trente-cinq de leurs proches, ont été arrêtés après un incident qui a fait un mort. La police affirme avoir saisi dans leurs voitures huit kalachnikov et cinq pistolets.

Né d’un père oromo musulman et d’une mère amhara chrétienne, Abiy Ahmed (converti au pentecôtisme) estime que ceux qui sont derrière la mort d’Hachalu cherchent à tuer l’Éthiopie : « Nous avons deux choix en tant que peuple, a-t-il lancé, « tomber dans le piège tendu par ses détracteurs ou s’en éloigner et rester sur le chemin des réformes ».

Même si un coup tordu des services secrets égyptiens n’est pas à exclure, cet assassinat intervient dans un contexte extrêmement tendu où les frustrations accumulées sous la chape de plomb des dictatures peuvent s’exprimer librement depuis trois ans. De plus, la libéralisation économique du « Tigre de l’Afrique de l’Est », entreprise par Abiy Ahmed, ne compense pas encore la fulgurante envolée démographique.

LES ORPHELINS DE L’ARTICLE 39

Si le pire n’est pas toujours fatal, l’Éthiopie est bien – aujourd’hui – au bord de la guerre civile, l’Égypte ne s’interdisant pas de souffler sur les braises d’une situation dans laquelle la mise en fonction du GERD apparaît comme l’un des rares dossiers de consensus national.

« Avec le fameux article 39 de la Constitution », explique l’anthropologue Gérard Prunier, grand spécialiste de la Corne de l’Afrique et de la région des Grands Lacs « on est dans l’institutionnalisation des recettes de la guerre civile. Aujourd’hui, ceux que j’appelle les orphelins de l’article 39 se réveillent et ouvrent la boîte de pandore du fédéralisme ethnique ».

D’inspiration soviétique, la Constitution éthiopienne – comme celle de l’URSS de 1977 – prévoit que les régions ont un droit à l’autodétermination et à la sécession. Ce droit a notamment permis l’accession de l’Érythrée à l’indépendance [1]. Conformément à l’article 8, « tout le pouvoir souverain réside dans les Nations, les nationalités et les peuples d’Éthiopie ».

En outre, la Constitution stipule que « les droits humains et démocratiques des citoyens et des peuples doivent être respectés ». L’article 39 de la Constitution éthiopienne garantit expressément : le droit de tous les peuples, Nations et nationalités à l’autodétermination sans condition, y compris le droit à la sécession ; le droit de parler, d’écrire et de développer leur propre langue, de développer et de promouvoir leur propre culture et préserver son histoire et le droit à l’autonomie.

La seule limitation de ce droit est que tous les organes régionaux ou locaux doivent s’acquitter de leurs fonctions et exercer leurs droits dans le cadre des principes démocratiques, de l’État de droit et en conformité avec les règles et l’esprit de la Constitution éthiopienne.

Ainsi, chaque nation a la latitude d’établir son propre État régional. « C’est le talon d’Achille de la politique intérieure éthiopienne », poursuit Gérard Prunier ; « Abiy Ahmed a beaucoup trop sous-estimé la puissance des nationalismes ethniques, et en particulier celui des Amhara ». Ces derniers qui ont longtemps dirigé l’Éthiopie, notamment avec leurs empereurs, ont très mal vécu la perte du pouvoir après la chute de la junte militaire communiste du Derg en 1991 au profit de la coalition du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF).

Dans la nuit de samedi à dimanche dernier, les autorités éthiopiennes ont affirmé qu’une « tentative orchestrée de coup d’Etat s’est produite contre l’exécutif du gouvernement régional de l’Amhara », l’une des neuf régions autonomes d’Éthiopie. Or, les connaisseurs de la région s’accordent pour dire que si les intentions des fauteurs de troubles restent peu claires, de nombreux traits caractéristiques d’un coup d’État sont absents de l’enchaînement des évènements.

« Il n’y a pas eu de tentative de coup d’État, car cela aurait impliqué d’importants mouvements de troupes, ou la prise de contrôle de points stratégiques comme les aéroports ou les médias  », ajoute Gérard Prunier ; « mais la tâche s’annonce très difficile, voire impossible, car la coalition de l’EPRDF sur laquelle s’appuie Abiy Ahmed est moribonde. Les partis qui la composent sont devenus très minoritaires au sein des ethnies qu’ils sont censés représenter ».

Et de conclure : « la situation en Éthiopie commence dangereusement à ressembler à celle de la Yougoslavie juste avant que n’y éclatent les guerres ».

Éthiopie ambiguë et à suivre comme le lait sur le feu…


Voir en ligne : http://prochetmoyen-orient.ch/barra...


[1En mai 1991 le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), dirigé par M. Isaias Afwerki, avait pris en charge le contrôle de l’Érythrée. Il y installa un gouvernement provisoire qui administra l’Érythrée de façon indépendante jusqu’au moment où, du 23 au 25 avril 1993 dans un référendum libre et juste sous la surveillance de l’ONU, les Érythréens votèrent l’indépendance par une majorité écrasante. L’Érythrée fut proclamée pays indépendant le 27 avril 1993. En mai 1998, les tensions croissantes entre l’Érythrée et l’Éthiopie aboutirent à une offensive militaire érythréenne. L’Éthiopie transforma la guerre de tranchées en opération militaire intense dont la conclusion fut l’entente de cessation des hostilités du 18 juin 2000. Enfin, le 12 décembre 2000, à Alger, l’Éthiopie et l’Érythrée signèrent un accord de paix, bien que la frontière restât contestée. Pour régler paisiblement le différend, on établit une commission. Le 13 avril 2002, elle trancha en délimitant la frontière entre l’Érythrée et l’Éthiopie, mais jusqu’à maintenant, les deux pays n’ont pas réussi à s’entendre.

   

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