Association Nationale des Communistes

Forum Communiste pour favoriser le débat...

Accueil |  Qui sommes-nous ? |  Rubriques |  Thèmes |  Cercle Manouchian : Université populaire |  Films |  Adhésion

Accueil > Société, Culture, Environnement > Chronique intempestive : la guerre des mémoires n’est pas bonne (...)

Chronique intempestive : la guerre des mémoires n’est pas bonne conseillère

mercredi 24 juin 2020 par Henri Peña-Ruiz

"La conscience citoyenne doit savoir quand et comment admirer, mais aussi quand et comment critiquer. (...) A rebours des démarches partisanes, sachons cultiver une histoire lucide."
Le 22 mai, en Martinique, deux statues de Victor Schoelcher (photo ci-contre) situées dans les villes de Fort-de-France et de Schoelcher ont été démolies. Motif apparent de la destruction : le rôle du député blanc Schoelcher serait surestimé au regard de la révolte des esclaves noirs, récurrente depuis les origines de l’esclavage aux Antilles.

Cet événement, en phase avec le ressassement du mouvement décolonial, pose le problème du rapport au passé dans la construction identitaire. Que doit-on commémorer par des statues qui inscrivent l’histoire dans la géographie symbolique des villes ?
Et comment le faire d’une façon qui fasse sens pour l’exercice éclairé de la citoyenneté, entre admiration et esprit critique ?

Il n’est pas juste de vouloir assumer le passé de notre pays en n’en retenant que les lumières supposées, comme le fait le nationalisme identitaire. Eric Zemour nous livre une histoire apologétique de la France d’Ancien Régime, dite "fille ainée de l’Église", sans jamais évoquer ses famines et ses bûchers.
Il n’est pas plus juste de rejeter ce passé sans discernement, en n’en retenant que les ombres, comme le fait Houria Bouteldja qui fonde le Parti des Indigènes de la République pour réduire la France à son passé colonial, sans jamais évoquer sa refondation universaliste et laïque de la nation.
Celle-ci lui permet pourtant d’accueillir des populations de toutes origines.

Bref la conscience citoyenne doit savoir quand et comment admirer, mais aussi quand et comment critiquer. La guerre des mémoires n’est pas bonne conseillère. Pas plus que les deux dérives identitaires qui en France s’entre-répondent et se nourrissent mutuellement.

L’une, à la droite de la droite, cultive la nostalgie d’un entre-soi "français" révolu depuis belle lurette. Paul Valéry, dans Variétés récusait déjà la référence irréaliste aux "Français de souche". Nous sommes une diversité, disait-il.

L’autre, autour d’une mouvance décoloniale qu’on a du mal à dire de gauche, cultive le ressentiment contre un passé que la République sociale et laïque a su dépasser et soumettre à la critique au nom d’un universalisme authentique. A rebours de ces démarches partisanes, sachons cultiver une histoire lucide.

Les grands morts survivent en nous.

Que vaudrait une humanité dont chaque génération serait réduite à elle-même, sans mémoire de ce qui l’a précédée, ni célébration des moments où elle a brisé des chaînes, fait advenir la justice, manifesté sa solidarité avec les plus démunis ?
La question mérite d’être posée, et mesurée dans toute sa dimension quand les sociétés humaines se crispent sur leur présent, devenu étalon de mesure de tout le passé, et ce au prix d’anachronismes idéologiques, qui ressemblent à de l’obscurantisme.

Au niveau individuel, pleurer ses parents, et désormais se sentir habités par eux, c’est une façon de prendre le relais. Comme si en mourant ils nous avaient transmis un témoin. Alors les larmes disent quelque chose de la continuité humaine, et l’amour en deuil se transcende en vouloir-vivre, gratitude dévolue aux personnes qui nous donnèrent la vie.

Au niveau collectif de l’aventure humaine qui se fait Histoire, cette façon de se sentir héritier s’appelle culture. Oui, les grands morts survivent en nous. Ils nourrissent notre conscience en s’y inscrivant comme un nouveau regard pour nous aider à voir plus loin.
Quand vient l’École laïque, elle nous instruit des grandes œuvres et nous fait grandir. C’est le deuxième don des morts. Oui, l’Humanité se compose de plus de morts que de vivants. Un certain humanisme la définit comme le "Grand être" dont nous sommes partie prenante. Il faut comprendre que les morts vivent en nous non seulement par le souvenir mais aussi par le don de leur façon d’incarner l’humanité.

D’où vient mon émotion quand j’admire la leçon d’universalisme de Nelson Mandela ?
Adolescent je manifestais régulièrement avec le Parti Communiste pour sa libération. Enfin libre après avoir souffert 27 ans en prison, "Madiba" refusa toute vengeance contre les blancs. Sublime, il expliqua que tout ressentiment des noirs envers les blancs comme tels ne ferait qu’inverser le racisme, au lieu de le renverser. Il fit comprendre que les droits humains n’ont pas et ne doivent pas avoir de couleur, pas plus que l’émancipation qui les fait advenir.
Avec Frédérik de Klerk il obtint le Prix Nobel de la paix en 1993. Devenu président en 1994, il mit en place un gouvernement pluraliste où les blancs eurent leur place à côté des noirs. Son antiracisme est exemplaire car il peut s’universaliser sans contradiction, ce qui n’est pas le cas du racialisme réactif cultivé par la mouvance décoloniale.

Comment comprendre l’absurdité apparente d’une démolition de la statue de Victor Schoelcher, député blanc qui se soucie de l’émancipation des Noirs ?
Un peu d’histoire.

Une seule race humaine

Du point de vue chronologique il est incontestable que les révoltes des esclaves noirs ont commencé en Martinique bien avant l’abolition voulue par Schoelcher. Dès 1678, le Comte de Blénac, Gouverneur Général des Antilles, réprime sans ménagement une révolte d’esclaves. Sur fond de commerce triangulaire les révoltes se succèdent comme au Carbet, près de Saint Pierre, en 1822. A chaque fois, de nombreux esclaves sont tués.

La Révolution française abolit l’esclavage le 16 pluviôse an II (4 février 1794) mais Napoléon le rétablit par la loi du 20 mai 1802. C’est Victor Schoelcher qui l’abolit de nouveau par le décret du 27 avril 1848 :
"Le Gouvernement provisoire, considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : « Liberté-Égalité-Fraternité » ; décrète : Article Ier L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises".

Cette loi tarde à s’appliquer, et au mois de mai de vives tensions se produisent dans l’île. Un jour, près de Saint-Pierre, un esclave nommé Romain joue du tambour, sans doute pour donner le signal de la révolte. Il est arrêté. Aussitôt ses camarades se mobilisent pour exiger sa libération, en même temps qu’une abolition sans délai. Romain est libéré, et cette victoire amplifie la pression sur les autorités. Le 23 mai le conseil municipal de Saint-Pierre vote l’abolition de l’esclavage en Martinique.

Que conclure de cette séquence historique ?
Bien évidemment que Schoelcher et Romain sont tous les deux à l’œuvre dans l’émancipation des esclaves noirs et qu’une commémoration commune aurait sans doute exigé deux statues.
Mais était-ce une raison pour détruire celle de Schoelcher ?

Évidemment non, sauf si on veut à tout prix que les blancs n’aient joué aucun rôle dans la libération des esclaves noirs, ce qui est faux et mesquin. Veut-on ainsi insinuer que tous les blancs sont responsables de l’esclavage des noirs ? Qu’un esclave noir veuille briser l’esclavage des noirs est de son intérêt. Mais qu’un blanc veuille libérer les esclaves noirs, donc briser un rapport d’exploitation dont lui-même n’est pas victime, relève d’un sentiment moral désintéressé, digne d’être célébré.
Surtout quand on considère qu’il n’existe qu’une seule race humaine, et que la racialisation différencialiste est inepte. Dans le même esprit, Karl Marx indiquait que l’abolition de l’esclavage des noirs est décisive dans l’esprit d’une solidarité des travailleurs blancs et des travailleurs noirs : "Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là ou le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri".

mémoire des luttes

Hegel dit que le grand homme est celui qui agit en comprenant ce qu’attend de lui l’histoire entendue comme processus d’universalisation de la liberté. La même chose pourrait se dire d’une grande femme comme Emmeline Pankhurst, suffragette britannique qui lutta pour émanciper le "deuxième sexe". Spartacus, dont l’armée d’esclaves est finalement vaincue par les légions romaines, au-delà de sa défaite, annonce Schoelcher. Le même homme peut successivement réussir, comme Bonaparte à Austerlitz, et échouer, comme Napoléon à Waterloo.

Sauver la révolution est une chose ; conquérir des territoires et soumettre des peuples en est une autre. Hugo, dans Les Misérables, commente la défaite de Waterloo en disant qu’elle est logique car les guerres de conquête, désormais anachroniques, sont condamnées par l’histoire. Auguste Comte va dans le même sens en précisant ce qui est mémorable : "l’ensemble des êtres passés, présents et futurs qui concourent à perfectionner l’ordre universel".

La tradition des opprimés chère à Walter Benjamin fixe la mémoire des luttes, précieux patrimoine de l’émancipation humaine, qui défatalise à tout jamais les injustices.
Lisons le bel hommage à Victor Schoelcher d’Aimé Césaire, qui n’a jamais transigé dans la dénonciation de l’exploitation esclavagiste et du colonialisme :

« Évoquer Schœlcher, ce n’est pas invoquer un vain fantôme, c’est rappeler à sa vraie fonction un homme dont chaque mot est encore une balle explosive... Schœlcher dépasse l’abolitionnisme et rejoint la lignée de l’homme révolutionnaire : celui qui se situe résolument dans le réel et oriente l’histoire vers sa fin. »


Voir en ligne : https://www.marianne.net/debattons/...


Nous vous proposons cet article afin d’élargir notre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s’arrête aux propos que nous reportons ici.

   

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?