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Ouvertures

jeudi 4 juin 2020 par Frederic Lordon

Il n’y a pas de plan tout armé. Il n’y a que des exercices de méthode, et de conséquence. D’abord poser ce que nous tenons pour nos orientations fondamentales ou nos urgences catégoriques. Ensuite, enchaîner logiquement nos idées à partir de là, c’est-à-dire en tentant autant que possible de les tenir à la hauteur de ce que nous avons posé.

Or nous disposons d’un point de départ très assuré : le capitalisme détruit les hommes, et il détruit la planète (et par-là re-détruit les hommes, mais d’une autre manière).

Nous en tirons immédiatement les impératifs directeurs d’une autre organisation sociale :
-  1) dans le processus nécessairement collectif de la reproduction matérielle, les individus sont convoqués en égaux : ils n’ont pas à être soumis à des rapports de subordination hiérarchique qui les maltraitent ;
- 2) une organisation sociale digne de ce nom se donne pour devoir de relever chacun de l’inquiétude de subsistance et de lui garantir, dans des conditions collectivement déterminées, la plus grande tranquillité matérielle sur toute la vie ;
- 3) la production globale, si elle est nécessaire, est décrétée a priori ennemie de la nature, donc subordonnée, dans cette mesure, à de rigoureux compromis, ce qu’on exprimera autrement en disant que l’activité économique doit tendre à sa propre minimisation relative.

La position de ces principes rencontre alors, d’une part la contrainte de l’état présent des choses, notamment des forces sociales en présence, et d’autre part celle qui pèse sur les déplacements « anthropologiques » possibles, à mettre en face des déplacements requis, pour soutenir un régime économique tout autre, qui puisse être considéré comme collectivement désirable, donc politiquement viable.

La question des — de toutes les — échelles

L’intersection entre l’ensemble des principes et celui des contraintes est loin d’être vide. On y trouve (au moins) la proposition de Bernard Friot. Qui a pour elle d’être à la hauteur du problème, d’offrir deux coups de génie… et aussi de présenter quelques inconvénients. Donc de faire une très bonne base de départ.
« À la hauteur », c’est d’abord une question d’échelle sociale. La proposition de Friot est macroscopique, ce qui signifie que ce à la hauteur de quoi elle se porte, c’est la division du travail — la question délaissée des solutions localistes. On pourrait dire aussi : la question du mode de production, mais en prenant la catégorie au sérieux, c’est-à-dire en un sens marxien : il y a mode de production quand une organisation collective est capable, non seulement de produire (trivialement…) mais de produire ses moyens de production.

Or la production des moyens de production est autrement plus exigeante que la production elle-même (celle des biens finaux). Et d’une exigence qui est celle même d’une division du travail vaste et profonde. L’impasse sur la question de la division du travail vaut condamnation à l’existence interstitielle et dépendante, branchée sur un extérieur productif… qui sera ce qu’il sera (pour l’heure capitaliste). Or la question de la division du travail est macrosociale. Ergo, toute proposition d’alternative au capitalisme doit se porter à l’échelle macrosociale, ou bien se résigner à n’occuper que les marges — et laisser le gros milieu en l’état.

Cependant, que l’alternative au capitalisme — on l’appellera désormais génériquement « communisme » —, ait impérativement à se situer à l’échelle macrosociale ne signifie en rien qu’elle doive n’être préoccupée que d’elle.

L’exclusivité du macrosocial débouche nécessairement sur celle de l’État, lieu institutionnel unique où le macrosocial s’exprime et se totalise. Or, nous savons ce que ça donne : l’asservissement des multiplicités du social sous la férule du pouvoir-planificateur unique — précisément le genre de chose que personne ne veut revoir. Dans l’épouvantail que constitue le seul mot de « communisme », on trouve pêle-mêle, le goulag, le KGB, l’abolition de « la propriété » (qui nous oblige à vivre en appartements collectifs, peut-être même à partager nos vêtements) et, donc, le Gosplan dont les aberrations, et les incuries, n’ont eu de bon que de nourrir l’humour soviétique.

Il est certain qu’une perspective communiste ne suscitera pas à nouveau l’intérêt sans avoir au préalable refait la scène imaginaire, en en évacuant ces formations (dont certaines furent bien réelles, faut-il le dire), pour mettre à leur place de nouvelles images, de nouvelles figurations.

En particulier, donc, celles de la restructuration du feuilletage de l’organisation sociale, de la ré-articulation de ses multiples échelles, sous un « principe du maximum » : le plus possible au plus local possible.

En matière d’institutions et d’organisations collectives, plus c’est loin, moins c’est contrôlable ; moins c’est contrôlable, plus ça échappe ; plus ça échappe et plus ça se sépare, plus ça vit sa vie propre, plus ça oublie pour quoi c’était fait à l’origine, et plus ça oppresse — à la fin, plus ça opprime.

Et tout ceci, cependant, sans préjudice d’un principe « antagoniste » de recomposition et de cohérence macrosociale, le niveau où vit une communauté politique suffisamment vaste pour soutenir un mode de production — et (donc) sa division du travail.

Or il y a ça dans la proposition de Friot. Ou disons qu’elle ne l’exclut pas formellement, et même, on le verra, qu’elle le prévoit explicitement à certains égards. Mais il y a surtout les deux coups de génie : la cotisation générale et le conventionnement.

Salaire à vie et conventionnement

La cotisation générale, c’est le point de départ et le cœur même de la construction. L’intégralité de la valeur ajoutée des entreprises est apportée en ressource cotisée à un système de caisses qui va en effectuer la redistribution. En premier lieu sous la forme du salaire, attaché à la personne même, donc détaché de l’emploi. L’emploi est une catégorie capitaliste. Qui suspend la rémunération, donc la vie matérielle, des individus à un lieu fantastique, nommé « marché du travail », transfiguration impersonnelle d’un lieu réel : l’arbitraire patronal.

Plus exactement, la vie matérielle des personnes est suspendue à un double arbitraire : l’arbitraire du marché (des biens et services), réfracté par l’arbitraire du patron. Le marché fluctue, et le patron décide souverainement de ce qu’il va faire des salariés dans cette fluctuation. On travaillait dans un secteur, et un jour surgit un concurrent inattendu avec un coût de production moitié moindre, ou bien une innovation qui déclasse fatalement les anciennes productions (disques vinyl, CD, mp3), ou bien une pandémie imprévisible qui met à terre le secteur entier (transport aérien, spectacle) : fluctuation.

Parfaitement hors de la responsabilité des salariés mais dont les salariés porteront néanmoins tous les effets. Et puis la responsabilité de « se battre » pour atténuer les effets : travailler plus, gagner moins, renoncer aux avantages acquis, augmenter la productivité, voilà qui est « en leur pouvoir », s’entendent-ils dire — si bien qu’à la fin, s’il reste des effets à porter, ce sera de leur faute. Le tout sous la férule du patron qui met le « marché » en main : les « efforts » ou le chômage (et souvent le chômage après les « efforts », car l’engagement, le pacte, la parole donnée n’ont aucun sens pour un souverain, et, souverain, le patron l’est, ce sont les rapports sociaux du capitalisme qui l’installent en cette position).

À la merci : c’est donc ainsi que vivent les individus non-patrons quand leur situation est accrochée à « l’emploi ». Ceci n’est plus tolérable.

Ce que Friot nomme « salaire à vie » est une proposition cohérente au sens suivant : à la hauteur de cette intolérance posée en principe. Le principe veut d’abord que la situation matérielle des individus ne soit plus à la merci de choses qui ne dépendent pas d’eux, ensuite que, plus généralement, la stabilité en cette matière, c’est-à-dire la tranquillité, la soustraction à la précarité qui épuise, vaille en soi, et de manière irréfragable.

La rémunération n’est alors plus attachée à une place de la division du travail susceptible des pires remaniements, voire d’évaporation complète, sous l’effet des incessantes restructurations impulsées par la concurrence capitaliste : elle est attachée à la personne, comme porteuse d’un droit fondamental à la rémunération stable et suffisante.

Le principe du « salaire à vie » est opéré par la cotisation collectée et redistribuée par les caisses, en particulier la « caisse de salaire » qui, comme son nom l’indique, reverse aux personnes leur rémunération sans égard pour aucune autre donnée que leur niveau de qualification (établie selon un système d’épreuves codifiées et déterminant une hiérarchie résiduelle des revenus) — un « sans égard » qui ne sera d’ailleurs pas sans poser quelques problèmes s’il signifie une parfaite inconditionnalité.

Mais Friot ne s’est pas arrêté au « salaire à vie ».

Plus l’idée originelle se développe plus elle étend sa cohérence d’ensemble dans de nouvelles directions. Le deuxième coup de génie, c’est le conventionnement. Une partie du salaire est versée en monnaie sur un compte ordinaire, une autre sur une carte — une carte Vitale étendue ! — qui ne peut être utilisée qu’auprès d’un certain nombres de producteurs agréés (alimentation, transports, énergie, etc.), dûment conventionnés par décision citoyenne (dans des assemblées à divers niveaux territoriaux) pour leur respect d’un certain nombre de normes (environnementales, ancrage local et respect des circuits courts, pratiques productives, etc.).

Si bien que les individus ont accès à trois sortes de consommation :

  • - la consommation privée libre ;
  • - la consommation privée « encadrée », celle qui est permise par la carte Vitale étendue et « dirige » la demande vers des offres conventionnées, c’est-à-dire conformes à une norme politique de non-nuisance, donc soustraite aux dégâts d’indifférence des productions capitalistes ;
  • - enfin la consommation socialisée gratuite (santé, éducation) dont le champ pourrait être étendu (transports, logement).

Le coup de génie du conventionnement est double qui tient à la fois à la création d’un dispositif d’incitations permettant de peser significativement sur les orientations de la production, et à la forme politique de son processus de normalisation : non pas tombé du haut de quelque comité d’État, mais élaboré par la décision collective aux niveaux territoriaux qui correspondent aux producteurs à conventionner : un agriculteur local ne relève pas du même niveau de décision qu’une entreprise de construction régionale par exemple.

Bref, le dispositif d’ensemble du conventionnement se tient au « principe du maximum » : décentralisé autant qu’il peut l’être, étagé à tous les niveaux pertinents de la division du travail, du très local au global.

Cependant, la manière même dont Friot présente la trouvaille du conventionnement révèle en creux une faiblesse de sa proposition d’ensemble. Car, nous dit-il, le conventionnement aurait surtout pour vertu de détourner la demande (celle de la consommation privée « encadrée ») des offreurs capitalistes pour l’orienter préférentiellement vers des entreprises passées à la propriété d’usage et à l’autogestion, retirées des marchés de capitaux pour leur financement et des circuits les plus néfastes de la mondialisation pour leur sous-traitance.

À quoi l’on comprend, logiquement, que Friot veut planter son innovation dans le capitalisme pour l’y faire prospérer. En pariant que son dynamisme évolutionnaire sera soutenu par ses bonnes propriétés politiques. Et finira par gagner tout le terrain. Soit, formellement, le même argument — et la même erreur stratégique — que le dernier municipalisme de Bookchin : « notre système n’est pas seulement bon, il est le meilleur — entendre par là : politiquement le plus convaincant —, par conséquent il remportera la “compétition des systèmes” ».

Malheureusement, ça n’est pas ainsi que les choses se passeront. Leur désirer cette issue, c’est supposer accomplir cette prise de pouvoir dans les institutions politiques du capitalisme, aka « la démocratie » et, plus encore, supposer que ces institutions joueront selon leur principe affiché : organiser une équitable confrontation « des idées » et saluer celle qui l’emporte pour la laisser se convertir en politique publique.

Mais c’est un rêve merveilleux. Qui suppose que, fair play, les forces capitalistes s’inclineraient dans un débat de visions à la loyale, reconnaîtraient que la proposition alternative a su être meilleure, s’est montré plus convaincante et a, normalement, triomphé.

Or voilà : le capitalisme n’est pas « sport ».

Que sa proposition soit merdique pour la majorité de la population, le cas échéant pour la planète ou l’univers entier, il s’en contre-tape : c’est la sienne, et ça lui semble une raison tout à fait suffisante pour la maintenir. Envers et contre tout s’il le faut. En conséquence, il regroupera ses forces pour écrabouiller tout ce qui montrera quelque chance de s’y opposer — et qui ne serait pas prêt à se défendre avec les moyens adéquats. Inutile de dire que toute proposition communiste, quelle que soit sa variante, fera l’objet de la plus grande attention, et d’un traitement spécial, quand bien même elle rallierait une vaste majorité électorale.

Le déjà-là et le pas-plus-loin

Voilà donc la seule hypothèse raisonnable dont il faut partir : le capitalisme ne cohabitera pas avec ce qui peut le nier victorieusement, ni ne contemplera passivement sa progressive sortie de la scène de l’histoire.

Nous nous trouvons donc à devoir distinguer deux formes de la transition : la « petite » et la « grande ».
La « petite » est une transition depuis le capitalisme, la « grande » hors et contre.

La « petite » transition croit pouvoir commencer au-dedans, s’y installer comme un germe qui va croître par son dynamisme spontané, pour finir par emporter le morceau. C’est typiquement ce qu’envisage Bookchin quand il imagine d’abord des ilots municipalistes isolés, puis qui vont pousser des synapses et former une série d’archipels, lesquels par croissance continue finiront par percoler à l’échelle de l’ensemble — et ça sera gagné ! C’est, formellement parlant, la même dynamique que Bernard Friot a en tête, réglée dans son cas par l’unique paramètre du taux de cotisation sociale que, par victoires successives, on va graduellement pousser — et à 100 %, ce sera fait.

Là-contre, l’hypothèse raisonnable dit ceci : rien de tout ça n’arrivera. De transition, il n’y aura que la « grande », ou pas de transition du tout. Bien sûr il est de la prime importance de nous activer déjà de l’intérieur pour faire notre pelote : vertu préparatrice des vacuoles de possible qui, dès maintenant, se donnent vie localement. Mais en sachant qu’à un moment, c’est en passant par le dehors qu’il faudra renverser tout le dedans — à l’intérieur duquel, en fait, il y a trop peu de possible.

Le grand possible, c’est le dehors : c’est ça l’idée en matière de transition.

Ici Friot objecterait peut-être qu’on a bien réussi à le faire monter ce taux de cotisation sociale entre 1945 et 1975, donc qu’historiquement parlant, la possibilité de le faire monter encore a été établie en principe (pratique). Mais ces trente années sont une illusion si on ne les regarde pas comme ce qu’elles sont : une parenthèse en fait non reproductible, une aberration exceptionnelle dans l’histoire du capitalisme.

D’ailleurs permise par un dégagement initial phénoménal d’énergie politique : une guerre mondiale, ni plus ni moins. Pour imposer au capitalisme des constructions institutionnelles qui le contredisent sérieusement — tout en le laissant persévérer quand même —, il a fallu une énergie de l’ordre de grandeur « guerre mondiale ».

Avec liquidation des élites anciennes, poids symbolique, politique et militaire du vainqueur soviétique, constat d’échec accablant de la première mondialisation libérale, et table rase partielle. Les trente années qui ont suivi n’ont tenu que sur l’élan de cette formidable impulsion — trente années, à l’échelle de l’histoire, ça n’est pas si long. Puis elles se sont épuisées. Depuis 1938 et le colloque Lippman, les idéologues néolibéraux attendaient dans l’ombre leur heure — elle n’aura pas mis si longtemps à venir.

Le « déjà-là » de Bernard Friot (la cotisation sociale et le salaire à la qualification sont déjà là, depuis 1946, il ne tient qu’à nous d’en percevoir toute la portée historique et de la faire croître) est un argument à la fois très fort et limité. Il est très fort car il nous fait connaître que le communisme n’est pas une utopie tombée de la lune puisque, même si nous ne le percevons pas, nous vivons dans une société où ses principes sont déjà réalisés d’une certaine manière, qui plus est à une échelle significative.

Mais cet argument s’abuse lui-même s’il considère que son histoire a été regrettablement arrêtée et qu’on va simplement lui faire reprendre son cours.

Le « déjà-là » en effet a cru pendant trente années (1945-1975) exceptionnelles, peu extrapolables, d’ailleurs depuis lors (quarante-cinq ans…), il est devenu (dans le meilleur des cas) un « pas-plus-loin ». Il faudra un événement politique considérable pour lui faire retrouver le sens de la marche. Un événement de type « transition ». « Petite » dans le scénario le plus économe, mais en ayant à l’esprit qu’elle risque fort de mal tourner et, sauf à échouer, de devoir muter spontanément en « grande ».

Mais alors, si la « grande » doit in fine être activée, pourquoi ne pas commencer directement avec elle ?

Bien sûr, telle quelle, la question est un peu oiseuse : ce sont les conditions politiques qui décident. Donc pour l’heure tout ceci semble vaine spéculation. Disons seulement : spéculation.
Car, après tout, pendant quarante ans les néolibéraux ont pensé leur affaire dans leurs catacombes. Et puis leur moment est venu, et leur affaire n’a plus été ni vaine ni spéculative.

Procédons de même : pensons notre affaire à nous. Préparons-la par exemple à partir de la proposition de Friot.

Notre heure finira par venir.

À suivre


Voir en ligne : https://blog.mondediplo.net/ouvertures

   

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