Association Nationale des Communistes

Forum Communiste pour favoriser le débat...

Accueil |  Qui sommes-nous ? |  Rubriques |  Thèmes |  Cercle Manouchian : Université populaire |  Films |  Adhésion

Accueil > ANC en direct > Actualité Politique et Sociale > État d’urgence sanitaire, gouvernement par ordonnances

État d’urgence sanitaire, gouvernement par ordonnances

"Vive la Crise" Épisode 2

samedi 11 avril 2020 par Martine Bulard

Pas un jour sans qu’un dirigeant politique, des trémolos dans la voix, n’apporte son soutien admiratif aux nouveaux héros, à toutes « celles et ceux qui sont en première ligne » (le personnel soignant), et même à « celles et ceux qui sont en deuxième ligne et permettent aux soignants de soigner » (discours de M. Emmanuel Macron à Mulhouse, 25 mars). Pour une fois que la France d’en haut rend hommage à celle d’en bas, on ne va pas s’en plaindre. Si ce n’est ce vocabulaire guerrier insupportable et peu approprié, comme la distinction entre première et deuxième lignes.

En fait, la pandémie a mis cul par dessus tête la hiérarchie des valeurs et des métiers. Les économies peuvent sans problème se passer des banquiers d’affaires, des spéculateurs, des communicants, des spécialistes en management, des experts autoproclamés, des éditocrates — la liste n’est pas exhaustive.
Mais pas des soignants, des personnels de ménage, des caissières et des travailleurs dans les grandes surfaces, des livreurs, des postiers, des conducteurs de bus, métro, train, camions, des salariés des pompes funèbres, des ouvriers d’usines fabriquant des produits de première nécessité, des agriculteurs (là non plus, la liste n’est pas exhaustive). L’utilité sociale des gagne-petit crève les yeux tous les jours.

Déjà, après la crise de 2008, des chercheurs et quelques voix iconoclastes avaient pointé la distorsion entre les créateurs de valeur sociale et leur rémunération. Aujourd’hui, le pouvoir fait mine de se montrer généreux envers la France des smicards et des salaires notoirement insuffisants. Il promet une prime aux hospitaliers et « suggère » aux entreprises privées d’en accorder une de 1 000 euros voire même de 2 000 euros — sans cotisation, sans impôts.

Une prime comme une parenthèse avant de revenir à la norme d’antan… C’est justement ce qu’il faut empêcher.

Inverser la hiérarchie des métiers et des salaires

M. Macron a fait adopter la loi d’urgence sanitaire qui lui permet de gouverner par ordonnances, c’est-à-dire de prendre des mesures sans consulter le Parlement ; il a donc les moyens de décider d’une augmentation immédiate des travailleurs du bas de l’échelle (au moins 300 euros comme le réclament les soignants). Ce n’est pas qu’une question de justice minimale. Il s’agit également de poser la première pierre de la reconstruction d’une grille salariale inversant la pyramide des qualifications avec la reconnaissance financière qui en découle.
Cela aiderait à préparer le fameux « jour d’après » qu’on nous promet inédit et dont les contours ressemblent déjà furieusement à ceux du « jour d’avant ». Des négociations de grande ampleur sur les qualifications et les salaires pourraient alors parfaitement s’articuler à une éventuelle mise en place d’un revenu universel qui, en lui-même, pousse à de nouveaux systèmes de rémunération.

Le pouvoir dispose du pouvoir de relever le smic — qui n’a plus connu de coup de pouce au-delà de la hausse légale depuis 2013 —, créant un effet d’entraînement dans le secteur privé. Il peut aussi augmenter les rémunérations des fonctionnaires (notamment des hospitaliers et des enseignants). Le fameux « torrent d’argent » qu’on nous annonce pour la relance doit justement servir à cela et à aider les entreprises qui auraient du mal à absorber ce « choc » salarial — les très petites, petites et moyennes réellement indépendantes et non les entreprises confettis inventées par les grands groupes pour échapper aux règles sociales, comme par exemple Vinci ou les marques comme Lacoste, ou encore les salons de beauté Opi...

Non seulement le pouvoir n’ouvre aucune perspective dans ce domaine, mais il prend des mesures d’exception qui réduisent encore la protection des plus précaires.

Trente-sept ordonnances depuis le 20 mars

La loi instaurant l’état d’urgence sanitaire, adoptée par le Parlement le 20 mars dernier, organise d’ailleurs la pression pour envoyer au feu les salariés du bas de l’échelle, souvent sans protection. Depuis son adoption, trente-sept ordonnances ont été prises, selon le bon vouloir présidentiel. On y trouve pêle-mêle des garanties certaines et des dérives inquiétantes. Outre les restrictions sur la liberté de circuler (le fameux confinement), l’« assouplissement des règles de fonctionnement des collectivités locales [1] », qui donne plus de pouvoir aux maires sans contrôle, est acté.
En revanche, on apprend avec satisfaction que les « établissements de santé [vont bénéficier] d’une garantie minimale de recettes ». Précision qui s’impose vu l’état des lieux. Mais la mesure ne vaut que « pendant la période de crise ».

Après, si l’on en croit l’ex-directeur de l’agence régionale de santé à Nancy, les restructurations « poursuivront leur trajectoire » — soit « la suppression de 174 lits et 598 postes au Centre hospitalier régional universitaire » implanté dans la ville. Ce technocrate, qui a eu le tort de parler trop tôt, a finalement été démis de ses fonctions par le gouvernement. Mais la note de la Caisse des dépôts rédigée à la demande du président sur la réforme à venir de l’hôpital, va encore un peu plus loin et mise carrément sur une accélération de la marchandisation de la santé [2].

Quelques protections, beaucoup de droits supprimés

Soyons juste, on note quelques ordonnances positives, comme la suspension des mesures d’expulsion d’un logement « jusqu’au 31 mai 2020 », la fin du jour de carence en cas d’arrêt maladie « jusqu’à la fin de la crise », le versement de 1 500 euros pour les artisans et autoentrepreneurs (sous certaines conditions et pour une seule fois), la prolongation des allocations chômage et donc la suspension de la réforme qui réduisait les droits d’un chômeur indemnisé sur deux, « au plus tard jusqu’au 31 juillet ».

Dans cette colonne positive, on pourrait également classer l’élargissement du chômage partiel (dit « activité partielle »). Le recours simplifié à cette procédure pour les entreprises permet de ne pas rompre le contrat. Toutefois, sauf convention particulière, les employés ne sont payés que 84 % de leur salaire net — un manque à gagner crucial pour les rémunérations des plus modestes qui connaissent déjà des fins de mois difficiles. Les priver d’un sixième de leur revenu conduit parfois à des situations inextricables. D’autant qu’il n’y a plus de cantine pour les enfants — ce qui entraine des dépenses supplémentaires à la maison. Il eût été juste d’assurer l’intégralité de la rémunération.

Les entreprises avancent l’argent des payes mais elles sont, elles, remboursées à 100 %, quelle que soit leur taille — la loi auparavant n’assurait le remboursement qu’à celles de moins de 250 salariés. Tout au plus, le gouvernement a-t-il menacé de reprendre les sommes versées aux entreprises qui ne « ne limiteraient pas le versement des dividendes aux actionnaires ». De quoi impressionner les grands patrons.

D’autant qu’il leur offre sur un plateau la possibilité de piétiner le droit du travail déjà mis à mal par les précédentes lois et ordonnances.

Soixante heures de travail par semaine

Les entreprises « relevant de secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale » peuvent « déroger aux règles d’ordre public et aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical ». La journée de travail peut être portée à 12 heures (contre 10 jusque-là), la durée hebdomadaire à 60 heures (contre 48) et le temps de repos réduit de 11 à 9 heures consécutives. Une seule restriction : sur douze semaines, la durée moyenne ne doit pas dépasser les 48 heures.

Travail de nuit et le dimanche

Les possibilités d’imposer le travail de nuit sont étendues tandis que le recours au « travail dominical est assoupli ». La ministre du travail Muriel Pénicaud, tout comme son collègue de la santé Olivier Véran, se sont cru obligés de préciser que les heures supplémentaires seraient payées. Encore heureux ! Mais grâce aux ordonnances Macron-El Khomri prises sous la houlette de M. François Hollande, les directions d’entreprises peuvent ne les majorer que de 10 % si elles le veulent, sauf convention contraire. Auparavant, elles étaient automatiquement majorées de 50 %.

« Allez bosser ! », ordonne Mme Pénicaud

De plus, quinze jours après le décret, on ne connaît toujours pas la liste précise des secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale ». La définition, d’un vague à toute épreuve, permet tous les abus possibles. Dès le 19 mars, en pleine épidémie, la ministre du travail n’intimait-elle pas l’ordre aux patrons du bâtiment et des travaux publics (BTP) d’envoyer fissa leurs ouvriers sur les chantiers ? Dire aux travailleurs, « “arrêtez d’aller bosser, arrêtez de faire vos chantiers”, c’est du défaitisme [3] », tranchait Mme Pénicaud, tranquillement assise derrière son bureau.

Dans la foulée, elle menaçait d’exclure ce secteur du droit au chômage partiel. Même le patron de la fédération française du bâtiment, M. Jacques Chanut, pas franchement connu pour sa sensibilité sociale, a protesté, faisant valoir « le manque de matériaux pour travailler, les clients [qui] refusent l’accès aux chantiers et — c’est le plus important au final[sic] — nos salariés sont légitimement inquiets pour leur santé ». Une réalité qui visiblement échappe à Mme Pénicaud, ex-directrice des ressources humaines et ci-devant ministre.

Finalement, elle a dû remballer son énergie bâtisseuse. Mais le décret s’applique au transport, au secteur énergétique, aux entreprises de commerce en ligne comme Amazon, aux grandes surfaces. Et c’est parti pour la construction automobile, dont on voit mal l’urgente nécessité.

Des congés décidés par le seul patronat

De tout façon, quelle que soit l’entreprise et son secteur d’activité, « les employeurs peuvent imposer aux salariés la prise de congés payés (reliquat ou nouveaux congés) ou de les déplacer (congés déjà posés), sans avoir à respecter le délais normal de préavis (1 mois) ». Ils peuvent décider du jour au lendemain, de fractionner les congés, déplacer les jours de réduction du temps de travail (RTT), au gré de leur « intérêt » — c’est écrit dans le texte !

Devant le tollé syndical, cette disposition ne concerne aujourd’hui que 6 jours ouvrés de vacances alors qu’à l’origine l’ensemble du droit aux congés était ainsi mis à la disposition patronale sans négociation ni préavis. Les plus touchées seront évidemment les salariés du bas de l’échelle et l’on imagine les conséquences pour les femmes seules, avec enfant…
Rien ne justifie un tel abandon du droit social, et surtout pas la crise sanitaire, sauf dans des domaines très précis et par définition peu nombreux. Déjà, certains petits malins du monde patronal ont fait savoir à leurs employés que six jours de la période de confinement pourraient être considérés comme des congés payés. En principe c’est, illégal. Mais, comme le recours aux conseils de prud’hommes, chargés de juger les litiges liés au travail, est quasiment impossible actuellement, pourquoi se gêner ?

Un jour de RTT en moins pour les salariés, 1,1 milliard d’euros pour les actionnaires

Peugeot a, lui, trouvé une astuce — avec l’aval des syndicats, sauf la Confédération générale du travail (CGT) : pour compenser le paiement du chômage partiel (les fameux 16 % non remboursés qu’il a versé, selon les accords de l’entreprise) : les salariés devront sacrifier un jour de RTT ou de congé (deux pour les cadres) ! En revanche, les actionnaires recevront la totalité des 1,1 milliard d’euros de dividendes promis. Le groupe automobile assure que ce retour au travail se fera sur la base du volontariat. Mais que vaut le libre-arbitre quand on ne touche qu’une partie d’un salaire déjà à peine suffisant pour vivre en temps ordinaire ?

Enfin, les délais de consultation des organismes représentatifs du personnel ont été nettement allégés et le contournement possible du Comité social et économique (CSE) est légalement institué, notamment pour le temps de travail et les congés. Le droit de retrait que peut exercer un salarié s’estimant en danger est plus encadré que jamais.

Ballon d’essai

Il faut d’ailleurs noter que si toutes les dispositions que l’on peut qualifier de positives sont de courtes durées (31 mai pour le logement, 31 juillet pour le chômage, la fin de crise sanitaire pour les aides), celles qui contournent le droit du travail sont en vigueur « jusqu’au 31 décembre ». De là, à penser qu’il s’agit d’un ballon d’essai…

Le soupçon est d’autant plus légitime que l’élection professionnelle dans les très petites entreprises qui participe à la détermination de la représentation syndicale nationale est même reportée à la mi-2021, au moins. Certains y voient une volonté de donner du temps aux syndicats comme la CFDT, en pointe sur la réforme Macron] des retraites et en baisse dans les sondages, de faire oublier leurs renoncements.

Ce qui est sûr, c’est que les capitalistes et leurs porte-voix veulent se servir de la crise pour avancer leurs pions. Il y a fort à parier qu’ils joueront la carte de la relocalisation et de la reconquête de l’indépendance pour faire passer la nouvelle moulinette sociale.

Dans les années quatre-vingt, à la faveur de la bourrasque économique, ils criaient (déjà) : « Vive la crise ! », sous les auspices de Libération. On peut leur faire confiance pour rééditer l’opération avec un slogan adapté aux circonstances.


Voir en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/c...


[1Toutes les citations sont issues de la présentation des ordonnances sur Vie publique, un site du gouvernement.

[2Entretien à LCI (à 2 minutes et 48 secondes), le 19 mars 2020.

[3Lire « Lettre de Jacques Chanut à Muriel Pénicaud », Fédération française du bâtiment, Paris, 19 mars 2020.

   

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?