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Petit cours de décodage d’une interview d’un journaliste aux ordres

Éric Dupond-Moretti répond aux "questions" de Nicolas Demorand

dimanche 5 novembre 2017

M. Moretti essaie de démontrer qu’en démocratie tout le monde a le droit à un procès et a être défendu ... A quel titre Nicolas Demorand peut-il nous faire part de son sentiment personnel ? Celui de laquais des puissants ?

Une lettre de Philippe Arnaud,

Chers tous,

J’ai écouté avant- hier, de 8 h 20 à 8 h 30, l’émission de France Inter où le journaliste Nicolas Demorand recevait Me Eric Dupond-Moretti, avocat d’Abdelkader Merah, frère de Mohammed Merah, terroriste qui, en 2012, tua sept personnes, dont plusieurs enfants juifs en bas âge avant d’être lui-même abattu (Abdelkader Merah était poursuivi pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste).

Je me suis arrêté sur cette émission pour les réactions et réflexions de Nicolas Demorand. (la vidéo Ici)

1. Après avoir laissé Me Dupond-Moretti développer ce qu’était l’inculpation "d’association de malfaiteurs", Demorand résume, de façon aussi caricaturale que provocatrice, en disant  : "Sinon il faut dire qu’il a été victime d’un déni de justice, ou d’une injustice, Me Dupond-Moretti".

Remarque. Dans le contexte actuel, marqué par l’horreur d’un assassinat d’enfants (de surcroît juifs, ce qui rajoute, symboliquement, une charge émotionnelle) et l’islamophobie latente, périodiquement réchauffée par les attentats commis depuis ces événements (Charlie Hebdo, Le Bataclan, Nice, Saint-Etienne-du-Rouvray...), et ravivée par l’ouverture du procès d’Abdelkader Merah, associer à ce dernier - et, par raccroc, à son frère, les termes de "victime", de "déni de justice" ou d’injustice" - que l’avocat n’a pas employés, est une exagération.

2. Nicolas Demorand poursuit en disant : "S’il n’y a, à ce point, rien  dans le dossier..." [je souligne "rien" car Demorand accentue le mot en le prononçant].

Remarque. Me Dupond-Moretti n’a pas dit qu’il n’y avait rien dans le dossier, mais rien pour justifier une inculpation pour complicité d’assassinat (ce qui laissait ouverts tous les autres chefs d’inculpation, notamment celui d’association de malfaiteurs). Mais, en disant "rien", Demorand fait comme si Me Dupond-Moretti aurait sous-entendu qu’Abdelkader Merah n’aurait même pas dû être inculpé de quoi que ce fût ! D’où, une nouvelle fois, caricature, outrance.

3. Nicolas Demorand : "Est-ce que, pour finir, un innocent a été condamné ?".

Remarque. J’ai souligné "innocent" car ce terme, dans ce contexte, est tout... sauf innocent ! En effet, lorsqu’on évoque un innocent condamné lors d’un procès, un des premiers noms qui viennent à l’esprit est celui du capitaine Dreyfus. Or rapprocher - de façon aussi subreptice mais cependant délibérée - le nom d’un juif innocent et celui d’un islamiste coupable (et, pis encore, coupable d’assassinats de juifs !) est de nature à exciter la colère non seulement contre le frère de l’assassin mais aussi contre le défenseur de celui-ci.

4. A un moment, Me Dupond-Moretti dit : "Abdelkader Merah, que j’ai eu l’honneur de défendre..." et Demorand reprend le mot, avec un ton d’étonnement un peu scandalisé : "l’honneur...", façon subreptice de suggérer : "qu’est-ce l’honneur peut avoir à faire avec une telle crapule ?", pensée qu’il explicite un peu plus loin en disant : "Pourquoi l’honneur ? C’est votre boulot. Ce n’est pas quelque chose dans lequel on se drape..."

5. Me Dupond-Moretti dit : "Si vous me permettez cette expression triviale, j’en ai pris plein la gueule..." Et Demorand réplique : "Vous en avez mis aussi". Et Dupond-Moretti re-réplique : "Moi je n’ai pas dit à mes confrères de la partie civile qu’ils étaient indignes d’être avocats, je ne leur ai pas dit qu’ils étaient le déshonneur du barreau, je ne leur ai pas dit qu’ils étaient la honte de la profession, qui est la nôtre". 
 
6. Nicolas Demorand revient à la charge en disant : "Je vous repose la question de savoir si votre client, Abdelkader Merah a été victime d’un déni de justice ou d’une injustice", comme pour essayer d’enfermer l’avocat dans un dilemme dont l’un des termes ne peut être qu’un chiffon rouge agité devant une opinion publique prévenue. Et il poursuit : "Mais laissez-moi vous poser une question : "Est-ce que 20 ans pour ce que vous avez décrit, des fichiers dans un ordinateur, est-ce que 20 ans c’est trop, pour des fichiers d’ordinateurs ?" [Comme si le seul chef d’inculpation sur lequel Dupond-Moretti avait plaidé était celui-ci !]. 

7. Nicolas Demorand : "Vous l’avez [la mère de Mohammed Merah] dépeinte en Mater dolorosa..." et Dupond-Moretti réplique : "Non, non, pas du tout, ça, c’est vous qui le dites, ce ne sont pas mes mots !..." et Demorand, comme piqué au vif, dit : "C’est mes mots et je les revendique, il n’y a pas de problème..."

Remarque. Le terme de Mater dolorosa, comme celui "d’innocent", précédemment évoqué, renvoie aussi subrepticement à une référence culturelle : dans la culture européenne, notamment catholique et orthodoxe, elle fait référence à la représentation éplorée de Marie, mère de Jésus de Nazareth, effondrée de douleur face à son fils mort. Et, plus tard, à toutes les représentations de mères éplorées à l’occasion de morts d’enfants (lors de guerres ou de massacres - comme la Shoah). Or, rapprocher ainsi une représentation aussi archétypale de la douleur - qui porte en elle une forte connotation d’injustice subie - et celle de la mère des frères Merah (qui, pour l’opinion, représentent le Mal incarné), c’est prêter à l’avocat une intention de prendre l’opinion publique à rebrousse-poil, qui ne peut que dresser celle-ci contre lui.

8. Me Dupond-Moretti dit : "à un moment j’ai dit, c’est quand même une femme qui a perdu un fils, l’autre est en taule, la fille elle est partie..." et Demorand interrompt : "Vous ne trouvez pas ça obscène, de le dire comme ça, devant les familles de victimes ?..." et Dupond-Moretti de répliquer : "Pourquoi, c’est pas une mère ? Je ne sais pas si vous pensez réellement que c’est obscène ou si vous posez la question pour me provoquer..." et Demorand, pour ne pas perdre la face, pour avoir le dernier mot à tout prix, déclare : "Je pense sincèrement que c’est obscène..." et Dupond-Moretti dit : "Le chagrin des victimes ne peut pas être confiscatoire... cette femme [la mère de Merah] n’est pas une vache qui a vêlé... votre question est obscène et je ne pensais pas que vous me la poseriez..."

9. Nicolas Demorand : "La réaction des parties civiles en entendant ça, vous la classeriez aussi dans l’obscénité ? Alors pourquoi moi et pas eux ?"  
Dupond-Moretti : "Parce qu’ils ont tous les droits, ils sont dans le chagrin..."  
Demorand : "Et j’ai le droit de poser des questions". 
Dupont-Moretti : "Peut-être, monsieur, vous, vous êtes un commentateur, peut-être interviewer, je ne connais pas les termes techniques, mais vous, vous devez avoir du recul, comme les juges doivent avoir du recul, comme les avocats doivent avoir du recul... les parties civils ont le droit de vouloir qu’Abeldkader Merah soit coupé en morceaux, parce qu’Abdelkader Merah a été désigné comme l’artisan de leur malheur, mais que les journalistes, que les avocats, que les juges puissent à ce point ne retenir que le chagrin des victimes, à l’exclusion de tout autre, que cela balaye la charge de la preuve, ça, c’est insupportable..."

Demorand : "On est assez structurés, maître, pour pouvoir penser les deux..., on est assez structurés pour pouvoir penser le chagrin et les preuves..."

Remarque. Alors que c’est précisément ce que Demorand, lui, ne fait pas ! 
Dupond-Moretti : "Monsieur, je vais vous dire quelque chose. Madame Merah, quand elle a mis son enfant au monde, eh bien, elle a mis un enfant au monde. Et il s’avère que cette femme peut avoir de la peine..."

Demorand : "Vous êtes méchant, a dit le frère d’une victime..., vous êtes méchant, c’est pas mes mots, peut-être que ceux-là vous les trouverez obscènes, ce sont des mots d’une simplicité biblique, oserais-je dire..."

Remarque. La simplicité "biblique" est l’un des lieux communs auxquels aime se référer l’opinion conservatrice (ou la droite en général), qui aime bien évoquer "l’évidence" ou le "bon sens" alors que, précisément, les sciences, la philosophie, le droit, les arts, etc., n’ont progressé, depuis les origines, qu’en réfutant, qu’en allant au-delà des apparences de la "simplicité biblique". 

Dupond-Moretti : "Monsieur Demorand, je veux vous expliquer, mais vous ne m’écoutez pas, vous avez décidé de ne pas m’entendre, et, franchement, je regrette presque d’être ici. Voyez-vous, monsieur, que les victimes ne comprennent même pas qu’Abdelkader Merah puisse être défendu, j’en accepte l’augure. Et d’ailleurs j’ai dit en plaidant, il y a ici un témoin de cela [ici, Dupond-Moretti désigne du doigt une personne dans le studio d’enregistrement], que je savais par avance que tous les mots que je prononcerais pour lui seraient une blessure pour les victimes. Mais pas vous, monsieur Demorand, pas vous. Si vous déniez à cette mère le fait d’être une mère, alors... [Ici, Dupond-Moretti balance son bras vers l’arrière, comme pour signifier : "... alors, vous ne comprenez décidément rien...]. 

Remarque sur la fin de cet échange.

Demorand a fini par comprendre qu’il avait poussé son interlocuteur à bout et que celui-ci - si l’on n’avait pas été en fin d’émission - aurait pu planter l’interview et ne plus revenir. Et Demorand semble avoir eu le bon goût (ou la prudence ou l’intelligence) de ne pas insister, de ne surtout pas reprendre la parole après l’avocat pour avoir le dernier mot, pour lancer une dernière pique, car il a peut-être songé que, comme il y aura un procès en appel, il faudra de nouveau interviewer Dupond-Moretti et qu’il vaut mieux ne pas provoquer son courroux et susciter sa rancune.

- Remarque 1.

l est étonnant de voir ainsi, sur une radio de service public, l’étalage d’une démagogie qui fasse autant appel aux instincts primitifs de l’être humain, à son cerveau reptilien, à sa soif de loi du talion, ou même, carrément, au lynchage. On se croirait revenu à certaines époques de représentations théâtrales, où, à la fin du spectacle, les spectateurs allaient dans les coulisses - ou au dehors de la salle - casser la figure de celui qui jouait le rôle du méchant.

On croirait écouter certains propos de comptoir (et, quelquefois, hélas, pas seulement de comptoir...) où des gens disent : "Moi, des coupables comme ça, je ne leur ferais même pas de procès, je les livrerais aux familles des victimes pour qu’elles les fassent crever à petit feu".

- Remarque 2.

On descend même un degré de plus dans l’ignominie (ou dans la bêtise) lorsque non seulement se voit contestée la nécessité du procès, mais lorsque l’opprobre du prévenu se transfère carrément sur son défenseur ! Comme si l’avocat était coupable par contact. Comme si le fait de défendre - dans une institution codifiée, ritualisée, qui existe depuis des millénaires (et qui fait, précisément, qu’il existe une société politique), comme si le fait de défendre était aussi celui d’approuver, voire d’être capable de commettre le forfait. [On rappellera à cet égard, que ce qui caractérise au premier chef un État, une société politique, ce n’est pas l’existence de frontières, d’une monnaie, d’un drapeau, d’une armée, d’un Parlement, d’un roi ou d’un président, etc., mais le fait que les membres d’une communauté refusent de se faire justice eux-mêmes et délèguent à une entité reconnue de tous le soin de se substituer à eux pour juger de leurs différends]. A cet égard, le comportement de Demorand nous expédie loin dans le néolithique, si ce n’est le paléolithique...

- Remarque 3.

Le comportement de Nicolas Demorand est d’autant plus répréhensible (incompréhensible ?) qu’il n’est pas, du point de vue de l’instruction, un Français comme les autres. Il est ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, licencié de philosophie, agrégé de lettres modernes, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Même si la base de sa formation est de nature littéraire et non juridique, on peut supposer que ses capacités d’assimilation, ses vastes lectures, plus la curiosité intellectuelle qu’on suppose d’un agrégé, lui auront donné plus qu’un vernis en droit. Aussi n’en est-on que plus scandalisé de le voir se comporter de façon aussi primitive, en flattant de façon aussi éhontée les plus bas instincts du public.

- Remarque 4.

De la part d’une radio de service public, réputée de "gauche", et d’un de ses animateurs, on aurait pu attendre des questions moins démagogiques. On aurait pu s’attendre à ce que Nicolas Demorand pose davantage de questions plus "neutres" (car il en a effectivement posé). Du genre : "n’avez-vous pas été embarrassé face aux parties civiles ?" ou "Avez-vous éprouvé de l’empathie pour celles-ci ?" ou "Sur quoi fondiez-vous votre certitude de la non-complicité de meurtre ?", etc.

Ce pouvaient être des questions auxquelles il aurait été difficile, intellectuellement et psychologiquement, de répondre, des questions douloureuses pour l’avocat, mais pas des questions provocatrices...

- Remarque 5.

Dans une France où l’opinion est de plus en plus remontée non seulement contre les attentats mais, plus encore, contre les musulmans, dans une France où les opinions les plus extrêmes ne se dissimulent plus, où certains journaux, magazines, sites Internet en rajoutent dans le sens de mesures expéditives, il aurait été de "l’honneur" (pour reprendre un terme instrumentalisé par Demorand contre Dupond-Moretti) qu’un média freine, calme le jeu, refroidisse les esprits, rappelle les institutions et valeurs au nom desquelles on est justement censé combattre le djihadisme, le terrorisme, l’extrémisme.

Or, non content de ne pas le faire, Demorand a soufflé sur les braises.

- Remarque 6.

Ce n’est pas la première fois que je surprend Nicolas Demorand dans cet exercice de provocation. Déjà, le 8 octobre 2008, il y a plus de 9 ans, j’avais été frappé par son comportement grossier envers Jean-Louis Debré, alors président du Conseil constitutionnel. [Grossier ne veut pas dire courageux, car on peut à la fois se comporter comme un rustre et comme un couard ou un flagorneur à l’égard des puissants - pas seulement des puissants politiques, mais aussi des puissants économiques]. J’y disais, entre autres, ceci :
[... Manifestement, ce que dit Debré, à ce moment-là, ne l’intéresse pas (ou ne l’intéresse plus, à supposer même qu’il ait témoigné un quelconque intérêt depuis le début). [...] D’un bout à l’autre Demorand ne semble intéressé que par ses questions (ou par les effets qu’il cherche à obtenir). ]

Cette chronique avait été retravaillée avec Mathias Reymond, d’Acrimed, pour apparaître sur le site d’Acrimed à la date du 21 octobre 2008, que vous pouvez consulterici : [Ce dont je remercie, une nouvelle fois, Henri Maler, Mathias Reymond, toute l’équipe d’Acrimed et Serge Halimi qui m’avait orienté vers le site].

Je vous saurais gré de vos remarques, rectifications, compléments et critiques.

Bien à vous

Philippe Arnaud

   

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