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Remettre en chantier la question de la propriété.

mercredi 6 novembre 2019 par Pierre lenormand (ANC)

Durant deux siècles, la question de la propriété a agité, voire dominé le débat politique. Toute une école de pensée, issue des lumières, en faisait la source de toutes les inégalités. Le dernier quart du XXème siècle a été au contraire marqué par une sorte d’effacement. Ainsi dans les années 80 est développée l’idée que la question principale ne serait pas la propriété des biens et des entreprises mais leur gestion. Et la socialisation des grands moyens de production et d’échange a disparu des objectifs de la plupart des formations politiques où elle avait pourtant longtemps occupé une position centrale.

C’est pourtant durant cette période d’effacement que s’est achevée la mise en place d’un capitalisme monopoliste mondialisé, où d’immenses firmes, groupes et conglomérats multinationaux règnent sur l’ensemble de l’économie et détiennent par divers relais la réalité du pouvoir politique.

Vers l’extension indéfinie de l’univers de la marchandise

L’empire de la propriété privée s’est étendu au travers de multiples processus de privatisation, auxquels plus rien ne semble devoir désormais échapper : des pans entiers de services publics (transports, santé, éducation) sont passés entre les mains d’investisseurs à la recherche de profits. Les états européens ont abandonné aux banques l’émission des monnaies, une organisation mondiale de la propriété intellectuelle a été créée, semences et patrimoines génétiques peuvent être privativement appropriés.

Mais avec le tout numérique notre siècle est en voie de devenir celui de la privatisation universelle générale. Les nouvelles technologies de l’information et internet ont, dans une première période, mis à la disposition de tout internaute des moyens de connaissance entièrement nouveaux. Mais depuis l’aube de ce siècle, des capitaux privés ont peu à peu pris en otage ces nouvelles technologies, en en multipliant à l’infini les applications marchandes, à l’origine de fortunes colossales.

Prélevant à chaque opération son pourcentage, le commerce en ligne initié par le géant Amazon s’est imposé, avec tous ses effets pervers. Il s’étend désormais à la location d’un logement, même modeste, via AirBnb et ses copies, ou d’une voiture via Uber et ses imitateurs, sous-économie rentière reposant non pas sur les revenus du travail, mais sur les gains liés à la propriété, aussi minime soit-elle, faisant de chacun de nous un vendeur ou un loueur potentiel. En proposant d’innombrables produits et services pour satisfaire nos désirs supposés, « l’économie de plateforme » dite abusivement « collaborative » voire « de partage » repose sur la multiplication exponentielle d’échanges entre utilisateurs et met, au détriment de tous les autres, le droit de propriété au centre de l’économie et de notre quotidien.

Nouvelle économie digitale et nouveau projet politique :

Portée par l’irrésistible ascension de l’usage du smartphone, c’est enfin la captation et le contrôle par des firmes aux pouvoirs exorbitants de « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable ». De l’état civil au métier, de la santé aux habitudes de consommation, des goûts et préférences de chacun d’entre nous, la multiplication des applications et des objets connectés leur ouvre un champ infini.

Dans le cadre du « big data », ces données sont traitées comme de véritables marchandises, destinées à nourrir, via la publicité et le marketing, la recherche incessante de nouveaux profits. En accordant une valeur, voire un prix à ces données immatérielles, les géants du numérique ont créé de nouveaux marchés faisant de chaque internaute un propriétaire, conscient ou non, consentant ou non : au nom de la modernité de cette nouvelle économie, où chacun serait l’égal de tous, on a pu idéaliser ce hold-up marchand sur la personne, l’intimité, la dignité, par lequel s’achève la marchandisation du monde.

Pourtant non périssables et reproductibles à l’infini, les connaissances, les savoirs peuvent aussi de leur côté faire l’objet d’une appropriation privée, du simple fait de l’intermédiation d’un serveur ou d’une plate-forme, exigeant un paiement au titre du service rendu : ils deviennent à leur tour de ce fait des biens immatériels…

La captation à des fins privées et de profit des techniques de l’information et de la communication a par ailleurs favorisé les progrès de l’idéologie libertarienne : expression extrême du néo-libéralisme, elle repose sur la double exigence de la liberté économique et de la liberté individuelle, dont la propriété privée serait le garant : de telles idées sont avancées dès le XIXème siècle, elles ont cheminé longuement, de manière discrète, pour s’affirmer par exemple sous Giscard avec son mot d’ordre « tous propriétaires ! »

En inspirant les néo-conservateurs états-uniens l’idéologie libertarienne a pris véritablement corps : à l’origine des prêts hypothécaires qui ont conduit à la crise des sub-primes, elle imprègne pourtant l’action de la Banque mondiale [1] et nombre de célébrités s’en réclament [2].

Sous différentes appellations et variantes (minarchistes, objectivistes, anarcho-capitalistes) des partis libertariens se sont créés, qui connaissent une expansion modeste mais mondiale. Cette conjonction entre thèses libertariennes et tout numérique, résumée par Eric Sadin [3] dans la formule du « techno-libertarisme » promeut une ’nouvelle économie’ exaltant la start-up et l’auto-entreprenariat, la fin de l’impôt, de la cotisation et de toute protection sociale, le rejet de l’état et des corps intermédaires, des syndicats et des associations.

Au nom d’une liberté de propriété sans limite, elle entend achever le démantèlement de tous les collectifs, de tous les conquis sociaux du salariat par la concurrence de tous contre tous. On est là devant un vrai projet politique où chaque individu isolé et livré à un marché tout puissant en viendrait, ruse suprême, à s’en satisfaire ou, mieux encore, à le désirer.

S’attaquer dès maintenant à la dictature de la propriété privée.

Jusqu’à une période récente, des principes relativement simples, des normes, des seuils ont pu être établis pour distinguer la propriété lucrative, celle des grands moyens de production et d’échanges, de la propriété personnelle des artisans, petits commerçants et simples citoyens.

La question de la limite perdure, mais peut aujourd’hui se poser en termes nouveaux. Vient ensuite la question des formes juridiques à adopter en lieu et place de la « propriété absolue » de type romain, telle que définie par notre Code Civil. L’arsenal des solutions historiquement expérimentées est vaste : simple droit d’usage, propriété commune, propriété collective, propriété publique - dont la propriété d’état, si répandue et si contestée – nue-propriété et usufruit, appropriation sociale, inappropriabilité...

Riche des enseignements de l’histoire, le mouvement social est confronté aujourd’hui à plusieurs cas de figure [4], qui sont autant d’enjeux pour la transformation du monde dans la perspective d’un avenir commun.

Il me parait souhaitable de les aborder sans rien exclure, sans se fixer de limite a priori, mais d’envisager tous les possibles, en tenant compte, loin des solutions toutes faites ou de recettes simplistes, de la diversité des situations concrètes.

  • 1. Issue de la nébuleuse écologiste et portée par nombre d’auteurs et de médias, l’idée d’inappropriabilité est au cœur de la notion de « biens communs », comme l’eau, ou l’air : la planète et l’ensemble de ses richesses - qu’elles soient minérales, végétales ou animales - devraient être considérées comme le patrimoine commun et indivis de l’humanité toute entière, présente et à venir. Ces « biens communs » d’origine naturelle disposeraient ainsi d’une sorte de privilège protecteur, au moins formellement. Mais une part essentielle de ces richesses naturelles est d’ores et déjà objet d’une exploitation, souvent prédatrice dans l’économie capitaliste. Leur reconnaître ou leur rendre un statut de « communs » pourrait être de peu d’effets, quand l’attribution de simples droits d’usage aux travailleurs et aux peuples concernés permettrait à ceux-ci de pratiquer d’autres modes de mise en valeur, plus respectueux de la nature et des hommes. Pour les nouveaux biens immatériels, la piste des communs est d’ores et djà expérimentée.
  • 2. Les luttes sociales récentes ont remis à l’ordre du jour un objectif classique du mouvement ouvrier, donnant pour légitime, voire nécessaire, la reprise en main de tous les biens découlant de l’accumulation des fruits du travail de dizaines, de centaines ou de milliers de salariés des décennies durant : c’est affirmer le droit des travailleurs et des peuples non pas à partager, mais bien à exproprier les actifs de grands groupes industriels, commerciaux et financiers, pour les rendre aux collectifs de travail soit directement, soit indirectement par la puissance publique dans le cadre de nationalisations. Les travailleurs en lutte des grands groupes de distribution comme Carrefour et Castorama, ou du trust pharmaceutique Sanofi, sont porteurs de tels projets. C’est en constituant leur SCOP que les travailleurs de Fralib, après 1336 jours d’occupation, ont pu arracher à Unilever l’usine de Gémenos et reprendre à leur compte la production. En ce qui concerne le numérique, des solutions alternatives non marchandes existent : coopératives et associations proposent des logiciels libres, des services gratuits, des plates-formes et des réseaux vertueux (?) qu’il nous faut, contre les majors du secteur, défendre et promouvoir. Mais il y aurait me semble-t-il quelque naïveté à penser que de telles alternatives pourraient l’emporter sans que soit arrachée à ces multinationales et à leurs actionnaires, partout où cela sera possible, une part au moins de leur propriété, donc de leur pouvoir. Imposer une telle solution au niveau mondial paraît peu probable. Reste, tant qu’il en est encore temps, la possibilité de reconquérir une maîtrise du par les nations de ce ’secteur quaternaire’.
  • 3. Cette maîtrise pourrait se faire sous la forme de grands services publics que les luttes sociales et le programme du CNR ont développés, notamment dans notre pays. Mais les attaques se sont multipliées contre les services publics (banque, transport, énergie, santé, protection sociale) pourtant garants de la souveraineté du pays et de l’égalité d’accès des citoyens aux services correspondants. La privatisation menace les systèmes de retraite. Il est plus que jamais essentiel de défendre et promouvoir les services publics détenus à 100% par la nation, avec des directions élues, des choix de gestion associant la population et le personnel, et des droits fondamentaux réaffirmés pour les usagers. Dans le secteur du numérique, dominé par des groupes géants ou des entreprises privées, de fondations à but non lucratif (Wikipedia) et des financements publics ont permis de constituer des ensembles conformes au modèle néo-libéral du partenariat public-privé, dans le cas du moteur de recherche franco-européen Qwant par exemple. De nouveaux services publics, associant usagers, opérateurs non marchands et collectivités pourraient être imaginés et développés. Financés par l’état ou des banques publiques, ils pourraient permettre une véritable réappropriation par les citoyens d’instruments, de techniques ou d’entreprises du secteur, et contrer les dérives de la mise sur le marché des données personnelles et autres biens ou services immatériels.

Un peu d’histoire

Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 24 juin 1793

Proposée par Robespierre :
Article 16. – la propriété est le droit de chaque citoyen à jouir de la portion de bien qui lui serait garantie par la loi ; droit borné à l’obligation de respecter les droits de tous les autres co-associés, sans pouvoir porter préjudice à leur sureté, à leur liberté, à leur existence et à leur propriété.

Acceptée par la Convention
Article 16. - Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie.

Le ver était dans le fruit !

(Jean Pénichon)


[1Le géographe marxiste britannique David Harvey montre comment cette idéologie imprègne « la Banque mondiale (qui) continue à soutenir que pour supprimer la pauvreté mondiale, il suffirait d’accorder des droits de propriété privée aux habitants des bidonvilles et de développer l’accès à la microfinance (et plus particulièrement aux institutions de microfinance qui garantissent un taux de rendement juteux aux acteurs de la finance mondiale). Une fois que, grâce à la microfinance et à la propriété, les pauvres auront appris à libérer leur instinct naturel d’entrepreneur, alors tout sera pour le mieux, et le drame de la pauvreté chronique sera enfin éradiqué. »

[2(2) Des acteurs célèbres comme Clint Eastwood, les milliardaires Charles et David Koch, les fils et petit fils de Milton Friedman, le magnat de la presse Rupert Murdoch, le PDG d’Amazon Jeff Bezos, Jimmy Wales, co-fondateur de Wikipedia...

[3(3) La Silicolonisation du monde, l’irrésistible expansion du libéralisme numérique (collection « pour en finir avec », l’Échappée, 293 pages).

[4(4) N’est pas développée ici la question singulière de la propriété foncière, qui mériterait à elle seule tout un développement.

   

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