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Gilets Jaunes et Syndicats

vendredi 1er février 2019 par Jean-Pierre Page

Le soulèvement des Gilets jaunes en France dure depuis presque trois mois et il se poursuit, ce qui démontre que la société est arrivée à un état de crise et de paupérisation tel qu’elle ne peut plus envisager de reculer. Les syndicats sont interpelés à cette occasion comme le sont les partis politiques, car ils n’ont pas vraiment su prévoir le mouvement et donc apporter à temps des perspectives novatrices. Cette situation force à remettre en cause non seulement tous les fondements du régime politique français actuel, mais plus largement tous les fondements des politiques capitalistes mondialistes menées depuis une trentaine d’années, ainsi que les stratégies d’adaptation qui se sont révélées stériles et qui se sont développées au sein du mouvement ouvrier au cours de cette période, dans la foulée de la crise des forces de progrès social. Ce que cet article analyse.

Voici plus de 11 semaines que les gilets jaunes rythment par leurs initiatives la vie politique et sociale française. Le 26 janvier a été une grande journée de mobilisation à travers toute la France. Elle a aussi été marquée par une répression sans précédent, violente, délibérée et orchestrée.

Emmanuel Macron, son gouvernement, le Parlement, les partis politiques, les médias, les analystes commentent et se déterminent quotidiennement en fonction de ce mouvement inédit dans sa forme, ses objectifs et sa durée. La plupart d’entre eux ont été totalement pris au dépourvu et ont toujours autant de mal à le caractériser et plus encore à y faire face, fut-ce par la contrainte et les représailles ! Dans les couloirs du pouvoir, on est chaque fin de semaine, proche du mode « panique ».

Les syndicats n’échappent pas à ce constat. Pire, bien que par leur rôle, ils se doivent d’être en phase avec les préoccupations et l’état d’esprit réel des travailleurs, ils n’ont pas vu venir cette vague populaire qui a pris l’ampleur d’un tsunamisocial et politique. Celui-ci est sans précédent dans l’histoire française. Plutôt, que d’en tirer les conséquences, le choix des dirigeants syndicaux a été de se réfugier dans un rôle d’observateur, non sans espérer fut ce au prix d’un lâche soulagement de voir les choses en finir au plus vite.

Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, considère toujours « que le mouvement des gilets jaunes n’est en rien capable, de réunir les gens, de les faire débattre entre eux, de hiérarchiser les revendications, de s’engager dans la recherche de solutions. Il n’a rien inventé affirme-t-il, ni est capable de mobiliser en masse. Nous devons éteindre collectivement l’incendie ». [1]

On ne saurait pas être plus clair, chasser le naturel, il revient au galop ! En fait, et c’est bien là le problème, quand « tout remonte à la surface » [2] , les syndicats ne rêvent-ils pas de continuer à faire comme si de rien n’était ! « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

Pourtant et dorénavant tout le monde est au pied du mur et dans l’obligation de se déterminer par rapport à l’existence, aux débats et aux initiatives des gilets jaunes. Leur action est à ce point incontournable que non-content d’ébranler les bases d’un pouvoir politique qui se voulait conquérant, arrogant et sur de lui, elle révèle l’étendue d’une crise sans précédent autant sociale, politique, économique que démocratique. Elle renvoie également à la crise du syndicalisme, et pas seulement à la représentation de celui-ci.

Macron, quant à lui, cherche à gagner du temps et à reprendre la main, mais de l’avis général les deux mois de débats, et d’enfumage dont il a pris l’initiative ne régleront rien. En guise d’exorcisme et d’incantations, il ne suffit pas d’affirmer qu’on ne changera pas de politique pour s’en persuader. C’est sans doute pourquoi les Français ne se font aucune sorte d’illusions sur les vertus de son « one-man-show », ce long monologue où il bavarde sans écouter. Les gilets jaunes avec détermination ont décidé de poursuivre leur action contre vents et marées tout en déjouant les multiples pièges qu’on leur tend. Faisant preuve là, d’une rare intelligence politique !

Ils apprennent vite, tout en faisant face à une répression de masse, déchaînée et meurtrière [3]. Celle-ci est sans précédent depuis presque 60 ans.

On se souvient du massacre de Charonne ou celui du 17 octobre 1961 [4] qui coûta la vie à des centaines de travailleurs algériens ! Pourtant, le 6 décembre, à la stupéfaction et la colère de nombreux militants, les confédérations syndicales, y compris la CGT, ont été jusqu’à condamner comme coupables les victimes des représailles policières et « toutes formes de violences dans l’expression des revendications » [5] !

Fallait-il donner de cette manière choquante une nouvelle justification au concept de « syndicalisme rassemblé » ? 50 ans plus tard Macron n’en demandait pas tant ! Faut il rappeler qu’en 1968 la CGT s’est honorée en appelant à la grève générale contre la répression à l’égard du mouvement étudiant. Depuis, l’initiative de la CGT de Paris de saisir la justice contre l’utilisation criminelle de « flash-ball » par les forces de l’ordre, a montré un rejet net de cette manière de renvoyer tout le monde dos à dos [6].

Dans de telles circonstances, il y a urgence pour le Capital et la bourgeoisie, à trouver une issue à cette crise majeure, ils leur faut anticiper, car les problèmes s’enchaînent les uns après les autres ! Alain Minc et Jacques Attali parmi d’autres s’inquiètent du creusement des inégalités. Comme au sein d’une « Cupola mafieuse sicilienne », les « parrains » de Macron comprennent, que cette situation ne peut perdurer indéfiniment. Déjà, dans un temps très bref, moins de deux ans, elle a fragilisé à l’extrême le pouvoir du jeune banquier de chez Rothschild, dont ils avaient fait le choix.

Faut-il ajouter au tableau, que le mouvement peut faire tâche d’huile et devenir contagieux ! Déjà en Belgique, au Portugal, en Pologne, en Grand Bretagne, en Hongrie, aux Pays-Bas, en Irlande, et même au Liban, en Afrique du Sud, en Irak, on revêt le gilet jaune de la colère populaire [7].

Dans ce contexte, les instances supranationales comme celle de l’Union européenne déjà à l’avenir incertain, voit celui-ci s’assombrir un peu plus, afortiori avec la perspective des prochaines élections européennes. Le moteur franco-allemand se met à tousser au point que l’on se demande s’il ne va pas caler. Le traité d’Aix la Chapelle entre la France et l’Allemagne, que viennent de signer dans l’urgence et le secret Macron et Merkel, consacre une capitulation française sur sa souveraineté au bénéfice d’une Europe des « Länders » et d’une armée allemande baptisée « européenne ». Comment ne pas remarquer que deux mois auparavant, par anticipation et sans consultations de leurs affiliés, les syndicats français et le DGB allemand avaient décidé de soutenir ce grand projet d’intégration européenne [8]sous le pavillon d’Outre-Rhin.

Pour la France qui est encore admise comme 5e puissance mondiale, l’onde de choc internationale créée par le mouvement des gilets jaunes fait vaciller la crédibilité d’un système en question, plus encore que celle d’un président dont la suffisance et la morgue font dorénavant sourire, tant elle apparaît dérisoire. A Paris, Macron, à la remorque de Trump, soutient les putschistes de l’extrême droite vénézuélienne, il ne tarit pas d’admiration et d’éloges pour leurs manifestants et ordonne à Maduro de respecter la démocratie et des élections sous 8 jours. « Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ! » Imaginons Nicolas Maduro exigeant de Macron l’organisation d’élections en France sous 8 jours au risque de voir le Venezuela reconnaître Eric Drouet des Gilets jaunes comme le président en charge !

Par conséquent, il est difficile de contester que les enjeux se soient singulièrement aiguisés ! On ne choisit pas la période dans laquelle on vit, il faut être à la hauteur de ce qu’elle exige. Pour le mouvement syndical et particulièrement pour la CGT ce nouvel épisode des « luttes de classes en France » n’est pas sans risques. Le paradoxe, c’est qu’il n’est pas non plus sans opportunités ! A condition, bien sur, d’en avoir la volonté politique et de s’en donner les moyens, si toutefois l’on veut créer le rapport de force nécessaire pour gagner.

Dans de telles circonstances, la seule stratégie qui vaille est donc de contribuer à fédérer et faire converger les luttes dans les entreprises avec celle des gilets jaunes. L’objectif, (encore, faut-il avoir un objectif), doit être de bloquer les entreprises, les centres de productions stratégiques, tout autant que les voies de circulation, faire pression sur le patronat, le gouvernement et Bruxelles « là ou ça fait mal ! » .

Nous n’en sommes pas tout à fait là, pourquoi ?

Il devrait aller de soi que le mouvement populaire agisse et parle d’une seule voix, tant les objectifs légitimes de justice sociale, de démocratie et de respect sont massivement partagés dans et hors les entreprises, c’est d’ailleurs ce que souligne la CGT. Les gilets jaunes quand ils ne sont pas retraités ou chômeurs sont aussi des salariés. Toutefois, il ne suffit pas de répéter que les revendications sont voisines sinon identiques, quand toute la question est de savoir quelles conséquences pratiques l’on en tire en termes d’actions.

Or, il aura fallu deux mois pour que la direction de la CGT finisse par accepter sous la pression d’un grand nombre de ses organisations, syndicats, fédérations, régions et départements, d’appeler nationalement à la grève et aux manifestations pour le 5 février. Il faut se féliciter que l’Assemblée des Assemblées de Commercy (Meuse) des gilets jaunes réunissant une centaine de délégations ai adoptée un Appel qui soutient une grève reconductible à partir du 5 février [9].

Prenons acte positivement de cette importante décision de la CGT soutenue par des gilets jaunes, tout en ajoutant que la question qui se pose dorénavant est celle de la suite qui sera donnée et de quelle volonté l’on va faire preuve pour que cette journée se poursuive en grève générale reconductible. Doit-on se satisfaire de grèves par procuration, s’accommoder de l’éparpillement des luttes, de leur pourrissement comme d’une fatalité ? Va-t-on reprendre le controversé chemin des « grèves saute-mouton » dont la faillite est consommée ? « Ne faut-il pas reconsidérer les vertus des grèves reconductibles » ?

Philippe Martinez, a déclaré que « la mobilisation aux ronds-points, c’est bien, la mobilisation dans les entreprises, c’est mieux » [10]. Prenons-le au mot : Chiche ! Passons des paroles aux actes ! « La preuve du pudding, c’est qu’on le mange » [11]

En fait, tout cela ne renvoie-t-il pas à la capacité des syndicats à anticiper, à apprécier ce qui change, ce qui bouge, à la qualité de leurs liens avec les travailleurs dans leur ensemble et leur diversité, à l’activité depuis le lieu de travail, c’est-à-dire là où se noue la contradiction capital/travail, là où se concrétise l’affrontement de classes. Ne faut-il pas par exemple, s’interroger sur la capacité des syndicats à prendre en compte le fait que nous sommes passés en quelques années d’une société de pauvres sans emplois à une société avec en plus des pauvres avec emplois, une société capitaliste dont les jeunes sont les premières victimes.

A leurs côtés l’on trouve les retraités actifs et présents depuis longtemps dans les manifestations, ils se battent pour le droit de vivre dignement, d’autant plus qu’ils sont de plus fréquemment les seuls soutiens matériels et financiers de leurs enfants et petits enfants frappés par la précarité et le chômage de masse. La France compte plus de 11 millions de demandeurs d’emplois et de travailleurs pauvres occasionnels. Dans le même temps, 40 milliardaires pèsent 265 milliards d’euros, soit la richesse globale des 40% les plus pauvres. Les 15 ultras riches détiennent 22% de la richesse nationale et bénéficient avec Macron au pouvoir de 300 milliards de cadeaux fiscaux, dont 100 milliards s’évadent chaque année vers les paradis fiscaux.

C’est ce que disent les cahiers de doléances, ils mettent en avant les inégalités criantes sociales et territoriales, le besoin impératif de rétablir et revaloriser avec des moyens à la hauteur les services publics, en particulier ceux de proximité. La contradiction capital/travail est posée fortement et l’on revendique l’exigence de justice sociale d’augmentation du salaire minimum à 1 800 euros, la revalorisation des retraites et pensions, une fiscalité qui fait payer les riches et les entreprises, l’annulation de la Contribution sociale obligatoire, le rétablissement de l’impôt sur la fortune ou encore l’abrogation du CICE ce crédit d’impôt aux entreprises remplacé par un allègement des charges sociales voulu dès le début de son mandat par Macron. En fait, tout cela traduit l’aspiration à une société française de notre temps, une société de progrès et non de régression sociale.

Dans ces conditions, le pouvoir d’achat est une priorité vitale pour des millions de gens et leurs familles. Cette exigence légitime doit s’articuler avec une démocratie qui implique la possibilité d’engagement de chacun et chacune à tous les niveaux, la reconnaissance, le recours et l’usage de droits sans privilèges d’aucune sorte. Le peuple veut être entendu et respecté. Cette évidence s’est imposée devant l’unilatéralisme qui caractérise autant la vie dans les entreprises qu’hors les entreprises. Le moment est venu d’y répondre, par de nouvelles formes de consultations et de prises de décisions comme le revendiquent les gilets jaunes ! C’est ainsi pensent-ils que l’on fera reculer dans tous les domaines les injustices croissantes de la société française.

Car c’est le système capitaliste qui cadenasse les libertés, c’est le néo-libéralisme mondialisé qui impose la pensée unique et la voix de son Maître, qui pille les richesses du travail, saccage la nature et l’environnement. Tout cela se fait au bénéfice d’une oligarchie corrompue de riches toujours plus riches, ou encore de ceux qui s’en sortent le mieux ! Faut-il continuer à parler de partage des richesses et des ressources, quand dans la réalité il s’agit de la recette du pâté d’alouettes où le travail enrichit le centile le plus riche de la population et que les inégalités explosent ?

La France est passée championne dans la distribution des dividendes aux actionnaires. 46,8 milliards d’euros ont ainsi été distribués en 2018, de loin supérieur à 2017 de plus de 12%. Les groupes automobiles et les entreprises de luxe, dit-on se sont particulièrement montrés généreux [12].

N’est-il pas remarquable que le mouvement des gilets jaunes coïncide avec l’inculpation et l’emprisonnement au Japon pour fraude fiscale de Carlos Ghosn le patron de Renault-Nissan au salaire de 15,6 millions d’euros par an. Cette rémunération « surréaliste », n’est-elle pas précédée par celle de Bernard Charles, de Dassault qui gagne 24,6 millions d’euros annuel devant Gilles Gobin de Rubis du groupe Rubis qui lui empoche 21,1 millions d’euros ? Ce sont ceux-là et près de 150 patrons de multinationales, avec qui voici quelques jours, Macron de manière provocatrice a festoyé au Château de Versailles. Comble de l’ironie jour pour jour avec la décapitation de Louis XVI. Ainsi, l’on semble être passer « d’une royauté à une autre » !

Dans un tel contexte, apparaissent bien dérisoires les arguties de certains dirigeants syndicaux sur les prétendues tentatives de récupération et l’influence de l’extrême droite raciste sur le mouvement des gilets jaunes, comme le répètent à satiété les dirigeants de la CFDT et de la CGT. A ce sujet, les propos affligeants, les rapports, les interviews ne manquent pas et témoignent d’un décalage saisissant comme d’une profonde ignorance de ce que représente un mouvement social ! [13] est inquiétant de noter que certains dirigeants de la CGT ont cru bon de se saisir de ce contexte pour traquer les idées de ceux qui refusent la mise en conformité, comme par exemple un regard critique sur l’Europe et l’euro, le prêt-à-porter de la pensée dominante et de l’air du temps [14].

La pratique de l’amalgame à l’égard de l’historienne Annie Lacroix-Riz [15], accusée de complotisme et de voisinage avec l’extrême droite, a suscité une telle indignation que Philippe Martinez en personne a du lui présenter des excuses et s’engager à retirer de la circulation une note infamante portant le sigle de la CGT [16]. Va-t-on dorénavant faire le tri chez les travailleurs, ou chez les militants, et exiger de leur part, pour participer aux grèves et manifestations (comme on l’a vu), qu’ils présentent une identification politique ou un laissez-passer conforme aux désideratas du dialogue et du partenariat social voulu par un syndicalisme d’accompagnement et de propositions en quête d’« union sacrée ».

N’y a-t-il pas pour le mouvement syndical à réfléchir autrement et avec modestie sur lui-même sur ses insuffisances, son fonctionnement, ses retards, sur son approche des problèmes dans leur globalité, leur dimension européenne et internationale par ces temps de mondialisation néo-libérale à marches forcée. Se débarrasser enfin de cet esprit de suffisance, de condescendance, de donneurs de leçons qui minent la relation qui devrait être celle existant entre les syndicats, les travailleurs en général, les gilets jaunes en particulier, ceux dont les sacrifices de toutes sortes méritent le respect. Plutôt que porter sur eux des jugements de valeurs ne devrait-on pas faire preuve de plus de retenue ?

Car au départ, il aura fallu une taxe sur les carburants suscitant la colère pour que cette fois ci, la goutte fasse déborder le vase des mécontentements accumulés, des colères légitimes, des rêves refoulés, des frustrations que l’on taisaient depuis si longtemps. « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine » [17].

Si ne pas l’avoir compris ne peut être sans conséquence pour la classe politique, comment ne le serait-elle pas pour les syndicats ? Comment s’étonner alors de l’ampleur de cette crise de confiance ? Car il faut bien reconnaître que ce mouvement des gilets jaunes s’est construit hors de l’intervention et de l’implication syndicale.

Par conséquent, on ne saurait pas être surpris à entendre les critiques qui montent d’en bas, qui placent les syndicats et les politiciens dans le même sac, et à qui l’on fait payer le prix fort des compromissions. Doit-on faire comme si cela n’existait pas ? Déjà en son temps, Benoit Frachon parlait des « porteurs de serviettes, l’air affairé, le plus souvent trônant dans un bureau, parfois hypocritement installé par le patron » [18]. Qu’en est-il aujourd’hui ?

C’est vrai en France et ailleurs comme à une tout autre échelle. Ainsi la CES (Confédération européenne des Syndicats) déjà totalement dévaluée démontre dans ces circonstances et une fois encore sa parfaite incapacité à saisir ce qui est essentiel ! Son silence est assourdissant ! C’est dire son décalage avec le monde réel, sans doute parce que sa fonction n’est rien d’autre que celle d’être un rouage des institutions bruxelloises. Son fonctionnement et sa dépendance financière à cet égard semblent sans limites.

On parle beaucoup de l’ignorance dans laquelle Macron tient ce que l’on appelle les corps intermédiaires comme les syndicats. Ce qui est un fait, mais l’institutionnalisation du syndicalisme, sa bureaucratisation, sa professionnalisation, ne l’a-t-elle pas rendu invisible et inaudible ? Comment alors être surpris de voir aujourd’hui beaucoup de salariés s’en détourner, questionner sa crédibilité, son utilité, son existence même et finir par voir ailleurs ? Pour se rassurer faudrait-il en l’appliquant au syndicalisme reprendre la formule de Brecht « puisque le peuple vote contre le gouvernement, ne serait-il pas plus simple de dissoudre le peuple et d’en élire un autre » [19].

Comment en est-on arrivé là ? Peut-être faudrait-il se poser la question du pourquoi ? On ne peut évidemment pas se satisfaire de cette situation, elle appelle des réponses autres que la culpabilisation des militants sur lesquels repose l’existence de l’organisation syndicale, a fortiori dans les entreprises. Cela ne saurait se réduire à la seule prise en charge des problèmes « de carreaux cassés » dont il faudrait s’inquiéter pour répondre à la crise du syndicalisme !

On a besoin sur ce sujet comme sur d’autres, d’une autre hauteur de vue. A la lumière d’évènements qui sont un formidable révélateur, il y a urgence pour le mouvement syndical de classe à tirer les leçons et à faire les bilans qui s’imposent. Il faut espérer que le prochain congrès national de la CGT [20] apportera des réponses convaincantes, une stratégie et une direction à la hauteur de cette situation. Faire preuve de lucidité ce n’est pas s’accabler, c’est voir les faits, la réalité telle qu’elle est pour la transformer.

Évidemment ce mouvement des gilets jaunes est pétri de contradictions, il est à l’image de notre société avec ses préjugés, ses faiblesses, ses erreurs, et même ses idées réactionnaires. Faut-il faire comme si cela n’existait pas ?
Évidemment non ! Mais dans le même temps, comment concevoir autrement une lutte de masse qui soit conséquente ?

Un grand nombre de gilets jaunes font l’expérience de l’action pour la première fois, la plupart d’entre eux n’a jamais participé à une grève, à une manifestation. On s’étonne de leur spontanéisme, de leur absence d’organisation, ce qui semble d’ailleurs être de moins en moins le cas, mais comment ne pas voir qu’entre son début et le point où il est arrivé aujourd’hui, ce mouvement a fait un véritable bond qualitatif en avant. C’est vrai dans la définition de ses objectifs, dans ses méthodes comme dans son organisation. Non sans erreurs ? Certes, et alors ? Le mouvement syndical a aussi la responsabilité de partager et de faire partager son expérience de la lutte de classes avec tous ceux et toutes celles qui font le choix d’agir collectivement.

Pour un grand nombre de gilets jaunes, et même si c’est parfois confusément, ce qui est en question, au fond, c’est la nature de cette société inégale, brutale, prédatrice et criminelle. Cette société-là, c’est le capitalisme lui-même. Qui va le dire ?

Faut-il le considérer comme un horizon indépassable ou faut-il au contraire l’abolir ? Pour le syndicaliste faudrait-il se plaindre d’une telle prise de conscience ? On peut comprendre qu’un tel changement des esprits n’est pas sans déranger les tenants d’une adaptation du syndicalisme-partenaire d’un capitalisme à visage humain. Certains, comme la CFDT, préférant négocier le poids des chaines plutôt que d’exiger l’abolition de l’esclavage. Mais, ne doit-on pas voir dans ce mouvement des gilets jaunes une prise de conscience qui s’affirme, celle qui conduit à la conscience d’appartenir à une classe, et par conséquent des opportunités à saisir ! N’y a-t-il pas là pour le syndicalisme une responsabilité à assumer pour qu’il en soit ainsi ?

Aussi, et comme cela est souvent le cas dans les grands mouvements sociaux, il y a urgence pour le mouvement syndical à prendre en compte combien les consciences ont progressé quant aux causes, aux responsabilités et à la nature du système capitaliste lui-même.

Ce constat renvoie à la « double besogne », cette double fonction qui doit être celle du syndicat : luttant tout à la fois pour les revendications immédiates comme pour le changement de société. Contrairement à ce qu’affirme Philippe Martinez, la CGT n’est pas trop « idéologique ». Cette singularité qui est la sienne, cette identité, elle se doit de la prendre en charge en toutes circonstances. Ne voit-on pas que la CGT paye aujourd’hui 25 années de recentrage, de désengagement du terrain de la bataille des idées, en fait de dépolitisation ? [21] Ceci, la pénalise grandement aujourd’hui face à un mouvement qui va marquer durablement la période que nous vivons.

Ce débat nécessaire donne raison à ceux des militants de la CGT qui depuis longtemps alertent, se mobilisent et interpellent leur Confédération sur la perspective « d’une explosion sociale » hors de toute intervention syndicale, tant la désespérance est à son comble [22]. Il est heureux de constater que parfois à contre-courant des positionnements officiels et de l’impuissance de nombreux dirigeants, ils sont ceux qui ont fait le choix dès le début de se tourner vers le peuple en lutte, mêlant leurs gilets rouges à ceux des gilets jaunes, comme on l’a vu dans bien des villes, à Bourges, Créteil, Toulouse, Marseille, Lille, Paris, Montbéliard, Nantes, etc.

En fait, cette insurrection sociale, à laquelle nous assistons, tire sa force dans sa capacité à fédérer le peuple : les ouvriers, les employés, les paysans, les classes moyennes, les petits artisans, les chômeurs, les retraités, les ruraux et les citadins, ceux des banlieues. Fait significatif, les femmes sont au premier rang des manifestations, des blocages routiers, des parkings, des centres commerciaux. Tout un peuple d’en bas est entré en révolte, la CGT devrait dans cette situation se comporter comme un poisson dans l’eau et considérer qu’en dernière analyse, « il est juste de se rebeller » !

Voici plusieurs années, on parlait de fracture sociale, mais sans en tirer les conséquences. Celle-ci n’a cessé de s’élargir, au point que ce à quoi nous assistons couvait depuis longtemps, en particulier dans la jeunesse. Cette génération sans perspective, tous ces laissé-pour-comptes réduits à monter à l’échafaud de l’exclusion sociale, et parmi eux les précaires, ou encore les enfants d’immigrés de plusieurs générations. Ils sont aux avants-postes de cette bataille. Comment ne pas se trouver à leurs côtés ?

L’on sait maintenant qu’à la fracture sociale, il faut associer la fracture politique et démocratique. Elle révèle l’étendue d’une rupture entre le peuple et ses représentants, les institutions nationales et supranationales, les partis politiques, les syndicats, les parlementaires de droite comme de gauche, le gouvernement et singulièrement le chef de l’État sur qui se focalise l’ensemble du rejet exprimé à travers le mot d’ordre « Macron démission ! ».

En une année, la confiance dans le président de la République s’est effondrée de 23%. Jamais en France, un homme politique n’aura fait l’objet d’une telle détestation, pour ne pas dire d’une haine. Un récent sondage [23] fait ainsi apparaître que 88% des Français ne font pas confiance aux partis politiques, 73% ne font pas confiance aux médias et 70% aux banques. 55% se déclarent prêt à participer à des manifestations pour défendre leurs idées. Deux mois après le début de l’action des « Gilets jaunes », 57% continuent à leur apporter leur soutien. Plus de 70% des Français n’attendent rien du grand débat voulu par Macron.

Le mouvement des gilets jaunes est fondamentalement une révolte contre la situation intolérable qui est faite aux classes les plus défavorisée, à l’appauvrissement qui touche dorénavant les classes moyennes, ceux qui arrivaient encore à s’en sortir, mais dont les fins de mois se terminent dès le 15 et qui n’ont d’autres alternatives que les privations pour presque tout. « Dans les fins de mois, le plus dur ce sont les 30 derniers jours ! » disait Coluche. Le combat des gilets jaunes est aussi une résistance contre ce recul de civilisation voulu par le Capital en crise.

Les politiques néo-libérales des gouvernements successifs, de droite comme de gauche, les injonctions de l’Union européenne ont détricoté de manière systématique le tissu social. Macron dans un volontarisme aveugle a accéléré ce processus, y associant l’insulte, la condescendance, l’humiliation et le mépris du peuple souverain. La nature monarchique et de classe du régime est ainsi apparue dans toute sa brutalité. Il ne faut pas chercher plus loin le rejet de cette société inhumaine.

Il ne fait aucun doute que les « Gilets Jaunes » feront leur entrée au Panthéon des grands mouvements sociaux, annonciateurs de ruptures avec le système dominant. Leur empreinte est indiscutable et marque déjà notre époque par la radicalité progressiste de leurs objectifs, par leur détermination, leur esprit d’initiative, les formes d’organisation dont ils ont fait le choix, la continuité qu’ils donnent à leur action. Ils ont réussi à gagner la sympathie et la solidarité d’une très large majorité de Français, mais aussi des peuples d’Europe et d’ailleurs.

Ils font la démonstration de cette exception française, celle d’un pays où, comme disait Marx, « les luttes de classes se mènent jusqu’au bout » . La filiation des « Gilets Jaunes » est bien celle qui trouve ses racines dans les « jacqueries », dans la grande Révolution de 1789 à 1793, dans la Commune de Paris, dans les combats de la Libération et, plus près de nous, de 1968, 1995, et de ces milliers de luttes sociales et politiques souvent anonymes, de grèves, de manifestations innombrables.

Macron n’a pas tort de reconnaître l’esprit « réfractaire » frondeur et indocile des Français ! Non sans raison les « Gilets Jaunes » le revendiquent ! Après tout, « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs »  [24].

225 ans plus tard, les gilets jaunes légitiment et rappellent publiquement souvent d’ailleurs cette vision ambitieuse des révolutionnaires de 1793. L’honneur du mouvement ouvrier français et de la CGT en particulier est d’avoir toujours été fidèle à ces principes. C’est aussi à elle de les défendre !


Voir en ligne : http://www.lapenseelibre.org/


Cet article a été écris à l’origine pour le syndicat italien CGiL où se déroule un débat stratégique prenant en compte la dimension internationale et européenne de la crise du syndicalisme
Jean-Pierre Page est l’ancien responsable international de la CGT Membre de la Commission exécutive confédérale de la CGT, Auteur de plusieurs livres dont « CGT : pour que les choses soient dites » (Delga-2018).


[1« Certains syndicats fragilisent la démocratie » Laurent Berger, Le Figaro, 22 janvier 2019 et Journal du Dimanchedu 26 janvier 2019.

[2« Quand tout remonte à la surface », Serge Halimi, Le Monde diplomatique janvier 2019

[3Depuis le 17 novembre, on compte 11 morts, plus de 2 000 blessés dont plusieurs manifestants seront amputés, plus de 8 000 arrestations, des centaines de condamnation y compris à la prison ferme, des emprisonnements.Il faut remarquer toutefois l’initiative de la CGT Paris de saisir la justice contre l’utilisation incontrôlée de « flashball » par les forces de l’ordre..

[4Le 17 octobre 1961 la police réprima à Paris une manifestation de travailleurs algériens qui avaient répondu à l’Appel du FLNrefusant le couvre-feu imposé aux seuls Algériens.

[5Déclaration commune « les syndicats condamnent la violence » CGT-CFDT-CGC-CFTC-FO-UNSA-FSU. 6 décembre 2018.

[6Déclaration UD CGT de Paris sur la répression. 22 janvier 2019.

[7« Ces pays en Europe ou les gilets jaunes ont défilé »,Journal du Dimanche18 décembre 2018

[8Déclaration commune « L’Europe que nous voulons ! », Forum syndical franco-allemand (DGB+CFDT+CGT+CFTC+FO+UNSA) 8 et 9 novembre 2018.

[9« L’appel pour le 5 février de l’Assemblée des Assemblées de Commercy »(Meuse), Syndicollectif, 28 janvier 2019.

[10La CGT est parfois trop idéologique ! » Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, Ouest France, 4 janvier 2019.

[11Friedrich Engels (1820-1895)

[12« CAC40 : 46,8 milliards d’euros de dividendes versés en 2018 », Le Revenu, 9 mars 2018

[13Intéressant de ce point de vue l’interview croisée et l’approche divergente de deux dirigeants de la CGT, Sonia Porot des Yvelines et Cedric Quintin du Val de Marne. Dans laNouvelle Vie ouvrièrede janvier 2019 « Gilet jaune, du social au syndical »

[14Rapport de Pascal Bouvier, commission exécutive confédérale de la CGT du 8 janvier 2019.

[15Au sujet d’Annie Lacroix Riz, voir le dossier complet que l’on peut consulter sur le site du Front Syndical de classe en date du 28 janvier 2019,

[16CGT-Activité confédérale 009du 14 janvier 2019, lettre de Philippe Martinez à Annie Lacroix Riz.

[17Citation de Mao Zedong au début de la Révolution chinoise.

[18« Parlons des porteurs de serviettes » Benoit Frachon (1883-1975), ancien Président de la CGT,l’Humanité, 1 er janvier 1949.

[19Bertold Brecht (1898-1956)

[20Le 52econgrès national de la CGT aura lieu du 13 au 17 mai 2019 à Dijon.

[21Stéphane Sirot, Regards, 21 septembre 2017

[22« Le spectre des jacqueries sociales » Michel Noblecourt, Le Monde, mars 2013

[23« CEVIPOF » (Centre d’étude de la vie politique française) pour qui le rejet de la classe politique a atteint un niveau historique. 11/01/2019

[24Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793

   

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